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Les trois derniers problèmes des Alpes : l’épreuve ultime de l’alpinisme
Pour les passionnés d’alpinisme, les faces nord de l’Eiger, du Cervin (Matterhorn) et des Grandes Jorasses ne sont pas de simples parois : ce sont des légendes vivantes, des juges impitoyables de la valeur d’un alpiniste. Surnommés les « trois derniers problèmes des Alpes », ces murs de rocher, de glace et de danger ont marqué l’histoire par leurs premières ascensions dans les années 1930, suivies des répétitions rapides d’après-guerre, puis des exploits en solitaire et en hiver. Contrairement à l’Himalaya, où des permis coûteux et une logistique lourde peuvent fausser l’expérience, les Alpes offrent un terrain libre et brut : ici, pas de « trucages », juste la montagne et l’homme. Ces faces nord révèlent la vérité crue sur un alpiniste, et des figures comme Michel Darbellay, Walter Bonatti, Ivano Ghirardini et René Desmaison y ont écrit des pages héroïques.
Les trois faces nord : une histoire d’audace et de sacrifice
Dans les années 1930, les faces nord de l’Eiger (1 800 m, Oberland bernois), du Cervin (1 200 m, Valais) et des Grandes Jorasses (1 200 m, massif du Mont-Blanc) étaient les derniers grands défis alpins. Leur raideur, leur exposition aux chutes de pierres et leur météo capricieuse en faisaient des objectifs presque mythiques, marqués par des drames (comme les tragédies de l’Eiger en 1935-1936). Les premières ascensions, réalisées avec des moyens rudimentaires, ont posé les bases de leur légende :
Cervin (1931) : Les frères Franz et Toni Schmid, partis de Munich à vélo, gravissent la face nord en deux jours (31 juillet-1er août 1931). Leur ascension, avec des pitons et des cordes sommaires, est un exploit d’endurance et d’ingéniosité.
Grandes Jorasses : La face nord, large et complexe, a vu sa première voie tracée en 1935 par les Allemands Rudolf Peters et Martin Meier sur l’éperon Croz. Cette ascension, les 28-29 juin 1935, après une quarantaine de tentatives collectives infructueuses, marque le début de la conquête de la face. L’éperon Croz, une ligne centrale raide et mixte de 1 200 m, combine escalade technique sur rocher et glace, avec des passages exposés et un engagement total. Peters and Meier, partis du bivouac Leschaux, ont affronté des conditions précaires, utilisant des pitons pour progresser dans des dièdres et des cheminées gelées, atteignant le sommet en deux jours. Cette voie, notée ED1 aujourd’hui, reste une classique respectée pour son historique et sa difficulté, même si elle est éclipsée par l’éperon Walker voisin. Trois ans plus tard, en 1938, Riccardo Cassin, Gino Esposito et Ugo Tizzoni ouvrent l’éperon Walker (Pointe Walker, 4 208 m), souvent considéré comme le « dernier problème » résolu des trois, avec une escalade encore plus soutenue et mythique.
Eiger (1938) : Anderl Heckmair, Ludwig Vörg, Fritz Kasparek et Heinrich Harrer triomphent de la « Muraille de l’Ogre » les 21-24 juillet 1938, après des décennies de tentatives meurtrières. Leur voie Heckmair reste la ligne classique.
Ces premières collectives, fruits d’un courage collectif et d’une exploration audacieuse, ont fait entrer ces faces dans l’histoire. Après la Seconde Guerre mondiale, l’alpinisme évolue : les répétitions se font plus rapides, puis les défis se radicalisent avec les premières en solitaire et en hiver, où l’engagement atteint des sommets.
Solitaires et hivernales : le véritable test de l’alpiniste
Les trois faces nord ne se contentent pas de défier la technique ; elles sondent l’âme. Gravir seul ou en hiver, c’est affronter l’isolement, le froid extrême, des journées courtes et des risques décuplés (avalanches, chutes de pierres, glace traîtresse). Les premières solitaires et hivernales des années 1960-1970 ont révélé des alpinistes d’exception, dont les exploits redéfinissent ce que signifie « être un grand ».
Eiger, première solitaire (1963) : Michel Darbellay, guide valaisan discret, accomplit un exploit monumental les 2-3 août 1963, gravissant seul la voie Heckmair en 18 heures, sans cordée ni secours possible. Cet exploit, sur une paroi où la moindre erreur est fatale, marque un tournant dans l’alpinisme solitaire.
Grandes Jorasses, première hivernale (1963) : Walter Bonatti et Cosimo Zappelli domptent l’éperon Walker du 31 janvier au 5 février 1963. Dans des conditions glaciales, avec seulement 6 heures de lumière par jour, ils repoussent les limites de l’endurance. Bonatti, déjà légendaire pour son solo du pilier du Dru (1955), signe ici un chef-d’œuvre d’engagement.
Cervin, première hivernale (1962) : Hilti von Allmen et Paul Etter ouvrent la voie en février 1962, suivis par d’autres ascensions hivernales dans les années 1960. Même la face nord la plus « accessible » devient un défi redoutable sous la neige et le vent.
Première trilogie hivernale solitaire (1977-1978) : Ivano Ghirardini réalise un exploit historique en enchaînant les trois faces nord en solitaire durant l’hiver 1977-1978 : le Cervin en décembre 1977, les Grandes Jorasses (éperon Croz) en janvier 1978, et l’Eiger en mars 1978. Cet enchaînement, réalisé en style pur sans aide extérieure, dans des conditions souvent médiocres (vent, brouillard, coulées de neige), marque un jalon dans l’alpinisme hivernal solitaire. Ghirardini, originaire des Apennins, incarne l’engagement total et discret, loin des projecteurs.
René Desmaison et ses exploits hivernaux sur les Grandes Jorasses
René Desmaison, figure emblématique de l’alpinisme français, a marqué les Grandes Jorasses par ses ascensions hivernales audacieuses, notamment sur le Linceul et la directe de l’éperon Walker. Ces exploits, réalisés dans des conditions extrêmes, renforcent l’aura des trois derniers problèmes comme des tests ultimes.
Le Linceul (1968) : En février 1968, Desmaison, avec Robert Flematti réalise la première ascension hivernale du Linceul, une goulotte de glace raide et exposée sur la face nord des Grandes Jorasses. Cette voie, à gauche de l’éperon Walker, est un défi technique majeur, avec des sections de glace à 80-90° et des risques constants d’avalanches. L’équipe, confrontée à un froid intense et des conditions météorologiques imprévisibles, passe plusieurs jours dans la paroi, démontrant une endurance exceptionnelle. Cette ascension, notée TD+ à l’époque, consacre le Linceul comme une voie mythique de l’alpinisme hivernal.
Directe de l’éperon Walker (1973) : En février 1973, Desmaison, avec Giorgio Bertone et Michel Claret, ouvre la première hivernale de la voie directe de l’éperon Walker, une ligne plus raide et technique que la voie classique de Cassin. Cette ascension, réalisée dans des conditions hivernales extrêmes, avec des vents violents et des températures glaciales, pousse l’équipe à ses limites. La directe, avec ses passages mixtes et ses longueurs de rocher délicates, représente un exploit d’engagement et de maîtrise, renforçant la réputation de Desmaison comme un maître des ascensions hivernales.
Desmaison, connu pour son style audacieux et son goût pour les défis extrêmes, incarne l’esprit des trois faces nord : un alpinisme pur, où l’on se mesure à la montagne sans compromis. Ses hivernales sur les Grandes Jorasses, marquées par une lutte contre les éléments et un engagement total, restent des références pour les passionnés.
Reinhold Messner : un rôle marginal sur les trois faces
Reinhold Messner, malgré sa renommée mondiale pour ses 14 sommets de 8 000 mètres, n’a réalisé aucune première sur les faces nord de l’Eiger, du Cervin ou des Grandes Jorasses, se contentant de répétitions rapides des voies classiques des années 1930 avec l’excellent guide Peter Habeler.
Pourquoi les trois faces nord restent une référence
Les faces nord de l’Eiger, du Cervin et des Grandes Jorasses sont des écoles de vérité. Leur accessibilité – pas de permis, pas de logistique lourde – en fait des terrains où l’alpiniste est seul face à ses limites. Les premières des années 1930, comme l’éperon Croz en 1935, ont montré l’audace collective ; les solitaires et hivernales des années 1960-1980, menées par des géants comme Darbellay, Bonatti, Ghirardini et Desmaison, ont redéfini l’excellence. Aujourd’hui, ces parois continuent d’inspirer : des records de vitesse (Ueli Steck sur l’Eiger en 2h22 en 2015) aux nouvelles voies en style alpin, elles restent des références vivantes.
Pour les passionnés, ces faces nord sont un miroir impitoyable. Elles montrent que la « valeur réelle » d’un alpiniste se mesure à son engagement, pas à son éclat médiatique. Des figures comme Ghirardini, avec sa trilogie hivernale solitaire, ou Bonatti et Desmaison, avec des hivernales très audacieuses, incarnent l’âme véritable des Alpes : un dialogue brut, libre et sans compromis avec la montagne.

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