L’année est 1935. Dans les Alpes, les parois vierges sont encore rares, mais quelques-unes tiennent tête à toutes les cordées : la face nord de l’Eiger, et la muraille glacée des Grandes Jorasses sont de celles là.
Deux jeunes hommes venus d’Allemagne, Rudolf Peters et Martin Meier, s’y présentent. On sait peu d’eux : ils ne sont pas des guides célèbres, ni des alpinistes de renom comme les Cassin ou les Comici. Ce sont des passionnés, issus de la génération qui a grandi dans l’entre-deux-guerres, nourrie d’une soif de dépassement.
Peters est l’aîné, solide, réfléchi, plus technicien.
Meier est plus jeune, fougueux, parfois imprévisible, mais avec cette énergie brute qui fait reculer les doutes.
Ils viennent des clubs alpins allemands, probablement de Bavière, là où les montagnes des Alpes orientales forgent des grimpeurs durs au mal. Leur âge exact se perd dans les archives, mais on imagine : entre vingt et trente ans, au moment de leur ascension. L’âge où l’on croit que rien ne peut briser la volonté.
L’assaut de la face Croz
Le 28 juin 1935, ils posent le pied sur le glacier de Leschaux. Devant eux, la paroi est un océan de granit noir et de glace bleue.
Ils choisissent la ligne de l’éperon Croz, qui file droit vers le ciel. Aucun homme n’y est encore passé.
Dès les premières longueurs, le combat commence. Les fissures sont verglacées, la neige instable. Ils plantent leurs pitons comme on enfonce des clous dans le cœur d’un monstre. La corde gratte la roche, leurs doigts saignent.
La paroi ne donne rien : chaque mètre est arraché de haute lutte.
Le soir, ils trouvent un replat minuscule pour bivouaquer. Suspendus entre ciel et abîme, ils entendent la montagne respirer. Le froid leur dévore les os, mais ils serrent les dents. Ils savent que derrière la douleur se cache la gloire d’un passage jamais encore ouvert.
Le lendemain, la fatigue est là, lourde comme du plomb. Pourtant, à mesure qu’ils montent, un feu intérieur les pousse. La paroi, si hostile, commence à céder. Et le 29 juin, à bout de force, ils débouchent à la Pointe Croz, victorieux.
La première ascension de la face nord des Grandes Jorasses est accomplie.
L’après-coup
Ils ne deviendront pas des stars. Après 1935, leurs noms disparaissent presque des chroniques. Pas de suite éclatante, pas de longues listes de grandes premières.
C’est peut-être cela qui rend leur geste si beau : il fut unique. Comme une flamme brève, mais éclatante.
Meier et Peters n’étaient pas des héros de papier, mais des hommes simples, qui ont su voir une montagne comme un défi personnel, et y ont laissé une empreinte plus grande qu’eux. Leur ascension est comme un poème en deux strophes : deux jours, deux hommes, une paroi.
La leçon
De leur geste, on peut retenir ceci :
La grandeur n’est pas toujours dans la gloire qui dure. Elle peut résider dans l’instant où l’on ose.
Dans le silence glacé de 1935, Peters et Meier ont prouvé que même les murailles les plus terrifiantes peuvent céder à une volonté claire et à une amitié solide.
La montagne ne se souvient pas des noms, mais elle garde les traces des cordées. Et chaque fois que l’on lève les yeux vers l’éperon Croz, on peut encore imaginer deux silhouettes minuscules, luttant contre la nuit, et entendre leur souffle mêlé au vent.

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