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La première de la face nord de l'Eiger


Chers amis alpinistes, vous qui connaissez le frisson de la paroi glacée sous les doigts engourdis, le hurlement du vent qui porte les secrets des sommets invaincus, laissez-moi vous conter, comme les pages d'un roman gravé dans la roche, l'histoire de la première ascension de la face nord de l'Eiger. Cette muraille mythique, haute de près de 1 800 mètres, surplombant la vallée de Grindelwald et Kleine Scheidegg, n'était pas qu'un défi technique – c'était un monstre, surnommé la "Mordwand", le mur meurtrier, qui avait déjà englouti des âmes audacieuses. En 1938, elle allait enfin céder, non sans un combat épique, à quatre hommes unis par le destin et la corde. Précisément documentée par les récits des survivants et les archives de l'alpinisme, cette épopée nous enseigne des leçons éternelles sur la persévérance, l'humilité face à la nature et la force du collectif.
Imaginez l'été 1938, dans les Alpes bernoises. L'Europe bruissait de tensions, mais sur les flancs de l'Eiger – ce géant de 3 967 mètres aux formes acérées – l'attention du monde alpin se focalisait sur cette face nord concave, un amphithéâtre de glace, de rocher friable et d'avalanches imprévisibles. Des tentatives antérieures avaient tourné au cauchemar. En 1935, les Allemands Karl Mehringer et Max Sedlmeyer avaient atteint le niveau de la station Eigerwand avant de périr dans une tempête, leurs corps gelés découverts des années plus tard. L'année suivante, en 1936, l'équipe d'Andreas Hinterstoisser, Toni Kurz, Willy Angerer et Edi Rainer s'était engagée dans une voie audacieuse : Hinterstoisser avait ouvert une traverse pendulaire révolutionnaire, mais une chute de pierres blessa Angerer, et une avalanche les piégea. Le sauvetage, vu à la lunette depuis la vallée, fut un drame : Kurz, pendu à une corde sectionnée, agonisa sous les yeux impuissants des secouristes, murmurant ses derniers mots avant de succomber. En 1937, Mathias Rebitsch et Ludwig Vörg – ce dernier reviendrait – poussèrent jusqu'au-dessus du Bivouac de la Mort, mais une tempête les força à redescendre, premiers à survivre à une tentative sérieuse. Ces échecs soulignaient les périls : chutes de pierres incessantes, glace verglacée, orages soudains, et cette exposition totale qui transformait chaque bivouac en roulette russe.
C'est dans ce contexte funeste que nos protagonistes entrent en scène. Le 21 juillet 1938, deux Autrichiens, Heinrich Harrer et Fritz Kasparek, s'élancent les premiers depuis le pied de la face, à Alpiglen. Harrer, un skieur et grimpeur chevronné de 26 ans, et Kasparek, un Viennois tenace, forment une cordée solide. Sans crampons pour Harrer – un oubli qui ajoutera du piquant à leur odyssée – ils attaquent le Premier Pilier, puis le Premier Champ de Glace, gravissant avec précision les pentes à 55-60 degrés. Ils fixent une corde sur la Traverse Hinterstoisser, ce passage clé, une pendule exposée sur du rocher lisse, pour sécuriser leur progression. La nuit les trouve au Nid d'Hirondelle, un replat précaire, où le froid mordant et les grondements d'avalanches les bercent d'un sommeil agité.
Le lendemain, 22 juillet, une seconde cordée allemande entre en lice : Andreas "Anderl" Heckmair, un guide bavarois expérimenté de 31 ans, et Ludwig "Wiggerl" Vörg, un Munichois robuste qui avait déjà goûté à la face l'année précédente. Équipés de crampons à douze pointes – un atout décisif sur la glace – ils rattrapent rapidement les Autrichiens au niveau du Tuyau de Glace, une goulotte étroite et verglacée. Là, sur le Deuxième Champ de Glace, immense et balayé par les vents, les deux paires décident de s'unir sous le leadership naturel de Heckmair. "Marchons ensemble vers la victoire", dira-t-il plus tard. Ensemble, ils franchissent le Bivouac de la Mort – ce lieu maudit où tant d'autres avaient péri – et s'installent pour une seconde nuit, harcelés par le froid et les chutes de pierres qui sifflent comme des balles.
Le troisième jour, 23 juillet, marque le tournant. La météo se gâte : un orage gronde, transformant la face en chaos. Ils attaquent la Rampe, une fissure oblique couverte de glace noire, exigeant des tailles précises dans la glace et des protections minimales – pitons rares, cordes de chanvre. Puis vient la Traverse des Dieux, un passage aérien menant au Spider, ce célèbre entonnoir de neige et de glace, un piège à avalanches. C'est là que le drame frappe : une avalanche massive dévale, un mur blanc rugissant qui les submerge. Crampons plantés, piolets enfoncés, ils résistent de justesse, accrochés à la vie par la force des bras et la solidarité de la cordée. Harrer, sans crampons, glisse mais est retenu par ses compagnons. Épuisés, trempés, ils bivouaquent une troisième fois, au pied des Fissures de Sortie, dans un froid polaire qui gèle jusqu'aux os.
Enfin, le 24 juillet, l'aube révèle un ciel chargé, mais leur détermination est intacte. Ils s'engagent dans les Fissures de Sortie, des cheminées verglacées à V-, avec des passages en A0 pour les surplombs. Heckmair mène, taillant des marches, assurant avec maîtrise. À 16 heures, ils émergent au sommet, fourbus mais triomphants, sous une tempête de neige qui les force à une descente infernale par la voie ouest régulière. Observés à la lunette depuis Kleine Scheidegg, leur victoire fait la une des journaux mondiaux.
Cette ascension, cotée ED2 avec des difficultés en V- et A0 sur 60 degrés de pente moyenne, n'était pas qu'une prouesse technique ; elle était une leçon vivante. D'abord, la persévérance : face aux échecs passés, ces hommes ont persévéré, apprenant des erreurs des autres pour transformer la défaite en victoire. Ensuite, le travail d'équipe : deux cordées rivales ont fusionné leurs forces, prouvant que l'ego n'a pas sa place en haute montagne ; c'est la confiance mutuelle qui sauve des vies, comme lors de l'avalanche sur le Spider. Enfin, l'humilité et le respect de la nature : l'Eiger nous rappelle que nous ne conquérons pas les sommets, nous les effleurons avec prudence, calculant les risques sans arrogance. Dans nos propres ascensions, souvenons-nous : la montagne ne pardonne pas l'imprudence, mais récompense ceux qui écoutent ses murmures. Que cette histoire vous inspire, chers passionnés, à gravir vos propres murs, intérieurs comme extérieurs, avec sagesse et audace.


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