Accéder au contenu principal

La première de la Walker 1938

 Leur histoire commence bien avant le premier coup de piolet dans la glace sombre des Grandes Jorasses. En 1938, l’Europe tremble déjà au bord du gouffre, les bruits de bottes et les cris des foules annoncent la guerre. Mais au pied des montagnes, une autre bataille se prépare, silencieuse et pure : celle d’un groupe d’hommes qui veulent inscrire leur nom dans la roche la plus redoutée des Alpes.

L’éperon Walker, dans la face nord des Grandes Jorasses, n’était pas une paroi ordinaire. Un mur immense, 1200 mètres de glace et de granite, redressé comme un défi aux plus audacieux. Les tentatives s’y étaient succédé, brisées par le froid, par la tempête, par le vertige. On disait que c’était une paroi maudite, un mur que l’homme ne pouvait pas encore dompter. Mais pour Riccardo Cassin, ce mot – impossible – n’avait jamais eu beaucoup de sens.
Cassin, fils d’ouvrier, autodidacte de la verticalité, portait dans ses yeux noirs une flamme dure et simple : gravir, vaincre, vivre plus haut que la peur. À ses côtés, Gino Esposito et Ugo Tizzoni. Une cordée soudée non par le hasard, mais par la fraternité forgée au fil des parois dolomitiques et des sommets du Lecco. Ils savaient que ce qui les attendait ne serait pas une ascension, mais une guerre : contre la montagne, contre l’épuisement, contre eux-mêmes.
Ils attaquèrent la paroi un matin d’août. Le glacier craquait sous leurs pas, et déjà le mur s’élevait, noir, glacé, immense. Chaque longueur de corde semblait avaler leurs forces. Les fissures refusaient parfois le piton, la glace cassait sous la lame du piolet. Le froid s’insinuait jusque dans la chair, mordant les doigts, ralentissant les gestes. Mais l’avancée continuait, obstinée, méthodique.
La face les enferma vite dans son ombre. Pas de répit, pas d’échappatoire : la montagne exigeait tout. Les bivouacs accrochés dans la nuit glacée devinrent des haltes de misère, à peine quelques heures de sommeil recroquevillés sur une vire exiguë, suspendus entre le vide et la paroi. Le vent hurlait, la neige leur fouettait le visage, mais la corde les liait, comme une promesse que rien ne pouvait rompre.
Et puis il y eut ces passages où l’on ne sait plus si c’est le corps ou l’âme qui grimpe. Les dalles lisses, les surplombs, les couloirs verglacés. Cassin menait, son instinct le guidant dans ce labyrinthe de pierre et de glace. Ses compagnons, malgré l’épuisement, suivaient avec une confiance absolue. Ils savaient qu’un seul faux pas pouvait tout briser – mais l’homme de Lecco n’en fit aucun.
Trois jours. Trois jours suspendus dans l’infini. Trois jours où chaque heure fut une victoire. Quand enfin, le 6 août 1938, la cordée émergea sur la crête sommitale, le soleil les frappa comme une bénédiction. Le vent s’était tu. Devant eux s’ouvrait le royaume des cimes, immense et pur. Ils avaient vaincu la Walker.
L’Italie entière les acclama, et l’Europe des alpinistes reconnut dans cette ascension une des plus grandes conquêtes de l’âge héroïque. Mais au-delà de la gloire, ce fut une leçon de fraternité et de courage : trois hommes liés dans la nuit glaciale, avançant envers et contre tout, jusqu’à transformer l’impossible en chemin.
Et la montagne, muette et sublime, les avait acceptés.



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Philosophies et mystiques cachées chez les alpinistes des trois derniers Problèmes des Alpes

La Trilogie Alpine : Le Cœur Mystique de l'Alpinisme ​Le Cervin, l'Eiger et les Grandes Jorasses. Pour le monde, ce sont des sommets légendaires ; pour l'alpiniste, elles sont les « Trois Derniers Problèmes des Alpes ». Ces trois faces nord ne sont pas de simples murs de pierre et de glace ; elles sont des miroirs, reflétant la pureté de l'ambition et les profondeurs insondées de l'âme humaine. Les conquérir, c'est se soumettre à un rite initiatique, une confrontation brutale avec l'essentiel. ​Le Défi Brutal : Dangers et Engagement Total ​Ces trois versants septentrionaux se dressent comme des cathédrales d'ombre, où le soleil ne s'aventure que timidement. Le défi est quintuple : ​La Verticalité et la Glace : Elles exigent une technique irréprochable, où chaque coup de piolet, chaque crampon doit être posé avec une précision chirurgicale sur un mélange instable de rocher friable et de glace bleue. ​L'Hauteur : Elles sont les plus hautes muraille...

Première Trilogie Alpine en hivernale

Ivano Ghirardini : le premier à enchaîner les trois faces nord en hiver Les faces nord du Cervin (Matterhorn, voie Schmidt), des Grandes Jorasses (éperon Croz ou Walker) et de l’Eiger (voie Heckmair), ces "trois derniers problèmes des Alpes", représentent des défis historiques non seulement en solitaire, mais aussi en hiver, où le froid extrême, les jours courts, la glace dure et les avalanches transforment ces parois en véritables épreuves de survie. Si les premières ascensions en cordée datent des années 1930 en été, les hivernales émergent dans les années 1960, mais toujours de manière isolée. Avant Ivano Ghirardini en 1977-1978, aucun alpiniste n’avait accumulé ces trois faces nord en hiver, ni en solo ni en cordée. Cela signifie qu’aucun individu n’avait gravi l’ensemble de la trilogie sous des conditions hivernales, même avec des partenaires différents pour chaque ascension. Après vérification approfondie des annales de l’alpinisme, cette affirmation tient : Ghirardini ...

Début de l'escalade et alpinisme pour des raisons militaires

  Les grimpeurs de Sphacterie La bataille de Sphactérie, qui s'est déroulée en 425 av. J.-C. pendant la guerre du Péloponnèse, est un épisode clé relaté par Thucydide dans son ouvrage Histoire de la guerre du Péloponnèse (Livre IV, chapitres 29-40). Cet événement marque une victoire athénienne significative contre les Spartiates, réputés pour leur invincibilité, et illustre l'importance de la stratégie et de l'adaptabilité dans la guerre. Contexte selon Thucydide Thucydide décrit comment, après la bataille de Pylos, une garnison spartiate d'environ 420 hommes, dont 120 Spartiates (l'élite de Sparte), s'est retrouvée isolée sur l'île de Sphactérie, près de la côte de Messénie. Les Athéniens, sous la direction de Démosthène et de Cléon, ont établi un blocus pour affamer les Spartiates. Cependant, les Spartiates résistaient, et les Athéniens, pressés par le temps et la difficulté logistique, cherchaient une solution pour en finir rapidement. L'exploit des g...