Les Sommets de l'Âme
Dans les brumes froides de la Val Bregaglia, où les pics du Piz Badile se dressent comme des sentinelles éternelles, un jeune homme aux mains calleuses et au regard d'acier gravissait les parois pour la première fois. Ce n'était pas encore Riccardo Cassin, légende gravée dans la glace des Alpes, mais un orphelin de trois ans, marqué par l'absence d'un père avalé par les mines lointaines du Canada. La vie, dès ses premiers pas, lui avait enseigné la leçon la plus rude : la perte n'est pas une fin, mais le premier élan vers les hauteurs. À douze ans, il troquait les bancs de l'école pour la forge d'un maréchal-ferrant, apprenant que le feu et le métal forgent non seulement les outils, mais aussi les âmes. À dix-sept ans, Lecco l'accueillit comme un refuge précaire, dans l'usine d'acier où les fours ronronnaient comme des bêtes affamées. Là, entre les coups de marteau et les fumées âcres, il boxait d'abord pour évacuer la rage, puis il leva les yeux vers les Grignas, ces géants de pierre qui bordent le lac de Côme. Le destin, murmurait-il plus tard à ses fils, n'est pas une chaîne ; c'est une corde que l'on tisse soi-même pour s'élever.
C'était l'année 1930. Les Alpes n'étaient pas encore domptées ; elles étaient des monstres aux crocs acérés, défiant les mortels de leurs faces nord impitoyables. Riccardo, rejoint par les Ragni di Lecco – ces "araignées de Lecco" aux doigts agiles comme des toiles –, se lança dans l'arène. Sa première ascension, la Piccolissima des Tre Cime di Lavaredo en 1934, fut un murmure timide face au vent hurlant. Mais l'année suivante, sur la face nord-ouest de la Civetta, il répéta la voie d'Emilio Comici, prouvant que l'audace n'est pas dans la nouveauté, mais dans la répétition obstinée. On ne conquiert pas une montagne en un bond, disait-il, on la caresse, on la respecte, jusqu'à ce qu'elle s'ouvre. Avec Vittorio Ratti, il traça une ligne vierge sur la face nord de la Cima Ovest di Lavaredo, apprenant que la vraie victoire n'est pas au sommet, mais dans le fil invisible qui lie les compagnons au-delà de la peur.
Puis vint 1937, l'année où le destin testa son acier. La face nord-est du Piz Badile, un mur de granit de mille mètres, droit comme une lame de couteau, les défia, lui, Ratti et Gino Esposito. Trois jours de combat acharné, du 14 au 16 juillet, sous un ciel qui pleurait des éclats de pierre. Ils gravirent, cordés par la foi mutuelle, ignorant les cordes qui s'effilochent et les doigts qui saignent. Au sommet, l'euphorie fut brève : la descente devint un cauchemar. Une tempête les surprit, et deux de leurs amis, Paolo Molteni et Giovanni Valsecchi, qui les avaient rejoints, périrent dans l'abîme. Riccardo, le cœur lacéré, redescendit seul, portant le poids de la survie comme un sac trop lourd. La montagne donne et reprend, confia-t-il des décennies plus tard, mais elle enseigne que la vie est un équilibre fragile : honore les morts en vivant plus fort. Il remonta cette voie à soixante-dix-huit ans, en 1987, non pour défier le temps, mais pour rappeler que les cicatrices sont des cartes vers la sagesse.
L'Europe tremblait sous les ombres de la guerre, mais Riccardo, en 1938, visa plus haut : l'Éperon Walker sur la face nord des Grandes Jorasses, dans le massif du Mont-Blanc. Avec Esposito et Ugo Tizzoni, du 4 au 6 août, ils forcèrent cette "dernière grande face nord" des Alpes, un pilier de six cents mètres suspendu au-dessus du vide. La via Cassin devint un mythe, un hymne à l'endurance où chaque piton planté était un acte de rébellion contre l'impossible. L'ambition sans humilité est une chute assurée, aimait-il répéter ; la montagne nous rend modestes, car elle nous montre que nous ne sommes que des grains de poussière dans son éternité.
La Seconde Guerre mondiale transforma le grimpeur en guerrier. Partisan dans les maquis italiens, il lutta contre l'occupant allemand, risquant sa vie pour la liberté. Le 26 avril 1945, il tenta d'intercepter une fuite nazie ; Ratti, son frère d'armes et de cordes, y laissa la sienne. Décoré pour son courage de 1943 à 1945, Riccardo apprit alors que les vraies batailles se livrent non pour la gloire, mais pour protéger le fil ténu de l'humanité. La peur est le premier ennemi, non l'adversaire ; dompte-la, et tu domptes le monde.
La paix revenue, il ne s'arrêta pas. En 1947, à Lecco, il fonda son atelier, forgeant les premiers pitons en acier trempé, puis les marteaux en 1948, les piolets en 1949, les mousquetons et les doudounes en 1950. Son esprit d'inventeur transforma l'alpinisme : en 1958, avec son fils, il prototipa le baudrier, et en 1960, les crampons en titane. La marque Cassin devint un pilier, rachetée en 1997 par CAMP, mais Riccardo y voyait plus qu'un commerce : L'innovation n'est pas pour dominer la nature, mais pour danser avec elle ; un bon outil est un ami qui ne trahit jamais.
Les expéditions l'appelèrent vers les confins du monde. En 1958, il mena l'équipe pour la première ascension du Gasherbrum IV au Karakorum, couronnée par Walter Bonatti et Carlo Mauri le 6 août – ironie du sort, jour anniversaire de ses propres triomphes. En 1961, à cinquante-deux ans, il conquit la Crête Cassin sur le Denali en Alaska, la voie la plus technique de l'époque, saluée par un télégramme du président Kennedy. Le leadership, expliquait-il, n'est pas commander, mais inspirer : monte en premier pour montrer la voie, descends en dernier pour veiller sur les autres. Les Andes en 1969, avec le Jirishanca, et l'Himalaya en 1975, où la face sud du Lhotse résista à la tempête, lui rappelèrent que l'échec est le frère jumeau du succès : Ne pleure pas sur une voie non tracée ; elle attend ton retour, plus fort.
À quarante ans, il épousa Irma, l'ancrage de son rocher intérieur. De leur union naquirent trois fils – Valentino, Pierantonio, Guido –, des extensions de sa passion, qui l'accompagnèrent dans l'atelier et sur les pentes. Jusqu'à cent ans, il grimpa, fit des pompes à quatre-vingt-quinze ans, et écrivit ses mémoires comme un testament : deux mille cinq cents ascents, cent premières voies, mais au-delà, une vie tissée de résilience.
Riccardo s'éteignit le 6 août 2009, à Piano dei Resinelli, au pied des Alpes qu'il avait domptées. Dans son sillage, une leçon finale, gravée dans le granit de ses exploits : La vie est une ascension sans sommet fixe ; chaque pas, chaque chute, forge l'homme que tu deviens. Grimpe non pour conquérir, mais pour te révéler. Et dans les Dolomites, les vents murmurent encore son nom, rappelant que les vrais géants ne meurent pas ; ils deviennent des routes pour les âmes en quête.

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