Janvier 1963.
La vallée de Chamonix s’étouffait sous un ciel bas, les sapins ployaient sous le poids d’une neige obstinée, et là-haut, la face nord des Grandes Jorasses se dressait comme une muraille sombre, une forteresse glacée qui semblait défier tout ce qui est humain. L’éperon Walker, ce fil de roche et de glace qui tranche la paroi de mille mètres, attendait encore son premier passage en hiver.
Walter Bonatti, trente-trois ans, portait déjà le poids d’une légende sur ses épaules. Depuis le K2 et son histoire tragique, depuis ses solitaires insensés au Dru et au Grand Capucin, il était devenu l’incarnation d’un alpinisme pur, presque ascétique. Ses yeux sombres cherchaient toujours plus loin : là où personne n’avait encore osé. Mais l’homme, derrière l’icône, était aussi marqué par une solitude intérieure, une quête sans fin de vérité dans le geste, dans l’effort, dans l’éthique.
À ses côtés se tenait Cosimo Zappelli, guide valdôtain, solide, calme, enraciné comme les mélèzes de sa vallée. Lui n’était pas un homme de gloire ni de grandes phrases, mais de fidélité et de rocher. Il avait le pas sûr, le regard franc, et ce mélange d’humilité et de force qui fait les vrais compagnons de cordée. Zappelli n’était pas une étoile comme Bonatti, mais une pierre angulaire : celui qui donne confiance quand le vent arrache les mots de la bouche, quand les doigts gèlent au relais.
Le 25 janvier, ils se lancèrent dans l’ombre glaciale de la paroi. Les premières longueurs, encore sur des dalles mixtes, furent balayées par un vent hurlant venu du col des Hirondelles. Les deux hommes s’enfoncèrent dans la montagne comme on entre dans une cathédrale noire : pas un mot de trop, seulement la corde tendue, les pitons qui sonnaient sec contre le granite gelé, les respirations couvertes par la rafale.
Les bivouacs furent des moments d’éternité suspendue. Suspendus à leurs étriers, collés à une vire minuscule, Bonatti allumait un réchaud poussif pour faire fondre un peu de neige. La flamme bleue dansait comme un miracle fragile. Zappelli serrait son duvet glacé, souriait parfois d’un sourire discret : « Domani, Walter… demain, on sortira de ce piège. »
Jour après jour, ils gravirent la muraille. Les longueurs les plus célèbres de la Cassin — les fissures, le dièdre difficile, les passages de glace vive — devenaient en hiver une succession d’épreuves presque inhumaines. Chaque geste coûtait. Les doigts s’ouvraient, le sang gelait dans les veines, mais la détermination restait intacte. Bonatti puisait dans cette rage intérieure qui l’avait toujours habité, cette conviction que l’homme ne se dépasse que face à l’impossible. Zappelli, lui, avançait avec la foi tranquille du montagnard qui sait que chaque pas, chaque mousqueton, chaque souffle, compte davantage que toute la gloire.
Le 31 janvier, après six jours de lutte, la cordée émergea sur l’arête sommitale. Le ciel s’était enfin ouvert, et le Mont-Blanc étalait ses blancheurs sous un soleil d’hiver. Les deux hommes se regardèrent — pas besoin de mots. Là-haut, dans le silence, ils savaient qu’ils avaient écrit une page de l’histoire alpine. La première hivernale de la Walker n’était plus un rêve.
Pour Bonatti, c’était une victoire de plus, mais aussi une étape vers la fin : quelques années plus tard, il se détournerait de l’alpinisme de pointe, lassé par les compromissions et les polémiques, pour chercher ailleurs — dans les voyages, dans l’écriture — une autre forme d’absolu.
Pour Zappelli, c’était la confirmation de ce qu’il avait toujours su : que la grandeur ne se mesure pas aux éclats des journaux, mais à la solidité d’une cordée, à l’amitié forgée dans le froid et le vent.

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