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Première hivernale de la face nord de l'Eiger, 1961

Mars 1961. L’hiver serrait encore l’Oberland bernois d’une poigne de glace.

La face nord de l’Eiger se dressait comme une forteresse sombre, haute de près de deux mille mètres, raide et glacée, sillonnée de couloirs qui ressemblaient à des trappes ouvertes sur le néant. Dans les auberges de Grindelwald, on en parlait encore comme du “mur des murs”. L’été déjà, il tuait. L’hiver, il semblait intouchable.
Pourtant, quatre Allemands se mirent en marche. Toni Hiebeler, journaliste et alpiniste visionnaire, rêvait de ce coup d’éclat. Toni Kinshofer, fort, précis, le regard toujours fixé sur l’objectif. Anderl Mannhardt, infatigable et volontaire. Et Walter Almberger, calme, endurant, qui cachait derrière ses gestes mesurés une volonté d’acier.
Le 6 mars, crampons aux pieds, ils franchirent la rimaye. Dès les premières longueurs, la glace cassait sous leurs piolets comme du verre, les cordes se raidissaient en bâtons de fer. Le froid mordait à chaque respiration. Mais ils avançaient, conscients d’écrire une histoire nouvelle.
Chaque soir, la paroi se refermait sur eux. Les bivouacs n’étaient pas des refuges, mais des supplices : debout dans les étriers, encordés à une vire trop étroite, ils se tassaient l’un contre l’autre, guettant le petit réchaud qui fondait un peu de neige. Le sommeil venait par éclats, aussitôt arraché par le gémissement du vent ou le grondement sourd d’une coulée lointaine.
Le passage de la Traversée Hinterstoisser, l’un des lieux les plus redoutés, les vit suspendus au-dessus du vide, crampons mordant la glace bleutée, cordes fouettées par les rafales. L’écho des morts passés résonnait dans leurs mémoires : ils marchaient sur les pas des fantômes. Plus haut, le Biwak de la Mort et la Rote Fluh leur rappelèrent que chaque mètre était payé au prix fort.
Puis vint le White Spider — l’Araignée blanche. Une grande nappe de neige et de glace suspendue au cœur de la paroi, où tout semblait converger : rochers, couloirs, avalanches. Ils s’y engagèrent comme on entre dans la gueule d’un monstre. Chaque coup de piolet faisait jaillir des étincelles de glace. Chaque longueur paraissait sans fin. Mais à quatre, liés par une même corde et une même volonté, ils parvinrent à la traverser.
Les jours s’étiraient, la fatigue creusait leurs traits. Walter Almberger commençait à sentir ses pieds se raidir dangereusement ; plus tard, il perdrait un orteil. Mais personne ne parla d’abandon. L’obstination les tenait debout, comme un fil invisible.
Enfin, le 12 mars, la pente s’adoucit. La neige se fit plus épaisse, le vent plus pur. En sortant sur l’arête sommitale, ils eurent devant eux le soleil éclatant, le ciel d’un bleu tranchant, et toute la blancheur infinie des Alpes. Ils s’embrassèrent sans éclat, simplement, les yeux brillants.
En bas, à la Kleine Scheidegg, des dizaines de curieux les avaient suivis au télescope pendant toute l’ascension. Pour eux, c’était un spectacle héroïque. Pour les quatre hommes, c’était une délivrance silencieuse : ils venaient de réaliser la première ascension hivernale de la face nord de l’Eiger, écrivant à leur tour une ligne dans la grande légende des Alpes.


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