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Piz Badile, première de la face nord


L’Ombre du Badile
Le ciel était d’un gris d’acier, lourd de promesses d’orage, lorsque Riccardo Cassin planta son regard dans l’immense muraille de la face nord-est du Piz Badile. Nous étions le 14 juillet 1937, et cette montagne, dressée comme un titan de granite à la frontière de la Suisse et de l’Italie, semblait défier les hommes qui osaient rêver de son sommet. À ses côtés, Luigi Esposito et Vittorio Ratti, ses compagnons milanais, ajustaient leurs cordes avec une détermination silencieuse. Plus bas, deux autres grimpeurs, Mario Molteni et Giuseppe Valsecchi, de Côme, luttaient déjà contre la paroi. Par un hasard teinté de destin, les cinq hommes unirent leurs forces, formant une cordée improbable, liée par un même désir : vaincre l’inconnu.
Le premier jour : l’élan des rêves
L’aube avait à peine effleuré la vallée de Bregaglia lorsque les cinq alpinistes s’élancèrent. La face nord-est, un mur de près de mille mètres, se dressait comme une forteresse, ses dièdres et ses dalles lisses scintillant sous une lumière pâle. Cassin, avec son instinct de pionnier, menait la cordée. Ses mains, calleuses mais précises, cherchaient les prises, tandis que ses yeux scrutaient chaque fissure, chaque aspérité. « Avanti, piano ma sicuro », murmurait-il, une litanie pour conjurer la peur. Lentement mais sûrement.
Les premières longueurs d’escalade étaient un ballet d’équilibre et de courage. Les pitons cliquetaient, les cordes vibraient sous la tension. Molteni, le plus jeune, riait parfois, sa voix résonnant dans l’immensité. « On dirait une cathédrale, non ? » lança-t-il à Valsecchi, qui grogna en réponse, concentré sur un passage délicat. Pourtant, dans ce moment suspendu, il y avait une vérité : cette paroi était plus qu’une montagne. Elle était un sanctuaire, un lieu où l’on venait se mesurer à soi-même.
Leçon 1 : Le courage naît de l’union
L’alpinisme n’est pas un sport de solitaires, malgré les récits épiques. Ce jour-là, Cassin comprit que la force d’une cordée ne réside pas seulement dans les muscles ou la technique, mais dans la confiance mutuelle. Lorsque Molteni glissa sur une dalle, c’est la main ferme de Ratti qui le retint. Lorsque Valsecchi douta, c’est l’assurance de Cassin qui le guida. Ensemble, ils étaient plus que la somme de leurs faiblesses.
Le deuxième jour : l’épreuve du froid
La nuit les surprit dans un bivouac précaire, perchés sur une vire étroite. Le vent hurlait, mordant leurs visages. Ils s’enroulèrent dans des couvertures, partageant le peu de chaleur que leurs corps épuisés pouvaient offrir. Le Piz Badile, impassible, semblait les observer. Cassin, insomniaque, fixait les étoiles, repensant à sa vie d’ouvrier à Lecco, à ses rêves d’enfant qui l’avaient conduit jusqu’à cette paroi. « Pourquoi grimper ? » se demanda-t-il dans le silence. La réponse était là, dans le frisson de l’inconnu, dans le défi de repousser les limites humaines.
Au matin, la paroi se fit plus raide, plus impitoyable. Les passages en dièdre exigeaient une force brute, mais aussi une finesse d’esprit. Esposito, habituellement taciturne, trouva une fissure clé, un chemin que nul n’avait vu. « C’est là ! » cria-t-il, et pour la première fois, un sourire éclaira son visage. Mais la fatigue pesait. Molteni, le plus frêle, commençait à ralentir, ses mouvements moins assurés. Cassin, en leader, ajustait le rythme, veillant à ce que personne ne soit laissé derrière.
Leçon 2 : La patience face à l’adversité
La montagne ne pardonne pas l’arrogance. Chaque pas, chaque piton planté, demandait une humilité face à la nature. Cassin apprit ce jour-là que la victoire ne se mesure pas à la vitesse, mais à la persévérance. La face nord-est était un puzzle, et chaque pièce mal placée pouvait coûter cher. Il fallait écouter la roche, sentir le vent, respecter le temps.
Le troisième jour : la tragédie
L’orage éclata à l’aube du troisième jour, comme si le Badile, lassé de leur audace, avait décidé de les punir. La pluie glacée transformait les dalles en miroirs traîtres, le vent rugissait, et la foudre illuminait la paroi d’éclairs menaçants. Cassin, trempé jusqu’aux os, hurlait des ordres pour maintenir l’unité. « Restez groupés ! On y est presque ! » Mais le sommet, si proche, semblait s’éloigner à chaque bourrasque.
Molteni, épuisé, s’effondra au sommet. Ses lèvres bleuies murmuraient des mots incohérents. Cassin et Esposito tentèrent de le réchauffer, mais le froid était plus fort. Il s’éteignit dans leurs bras, son corps abandonné par la vie qu’il avait tant célébrée. Le silence qui suivit était plus lourd que l’orage. Valsecchi, les yeux rougis, murmura une prière, mais la descente les appelait. Il fallait survivre.
L’arête sud, censée être un chemin de salut, devint un cauchemar. Valsecchi, brisé par la perte de son ami, glissa sur une plaque verglacée. Sa chute, rapide et silencieuse, résonna comme un cri dans le cœur des survivants. Cassin, Esposito et Ratti, hagards, atteignirent enfin le refuge Sciora, où ils alertèrent les secours. Mais pour Molteni et Valsecchi, il était trop tard.
L’épilogue : un triomphe amer
Lorsque Cassin raconta son histoire, des années plus tard, il ne parla pas de gloire. La première ascension de la face nord-est du Piz Badile, désormais appelée la « voie Cassin », était un exploit, mais à quel prix ? Deux vies, deux amis, laissés à la montagne. Pourtant, dans ses yeux brillait une lueur intacte : celle de l’homme qui avait osé défier l’impossible.
Leçon 3 : La vie est un risque, mais un risque choisi
L’alpinisme, comme la vie, est une danse avec l’incertitude. Cassin apprit que chaque sommet conquis porte en lui une leçon d’humilité. On ne triomphe pas de la montagne ; on négocie avec elle. Le Badile lui enseigna que le courage ne réside pas dans l’absence de peur, mais dans la volonté d’avancer malgré elle. Et surtout, que les liens forgés dans l’épreuve – ceux de la cordée – sont plus précieux que n’importe quel sommet.
Leçon 4 : La mémoire honore les disparus
En gravissant la voie Cassin aujourd’hui, les alpinistes rendent hommage à Molteni et Valsecchi, à leur audace et à leur sacrifice. Chaque piton, chaque fissure raconte leur histoire. La montagne n’oublie pas, et ceux qui l’escaladent portent leur héritage. Grimper, c’est aussi se souvenir.
Ainsi s’acheva la première ascension de la face nord-est du Piz Badile, une saga d’héroïsme et de tragédie, gravée dans le granite et dans les cœurs. Pour Cassin, Esposito et Ratti, survivants marqués à jamais, le Badile ne fut pas seulement une montagne, mais un miroir de l’âme humaine, où l’on découvre à la fois sa grandeur et sa fragilité.




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