Cordées Italiennes et Austro-Allemandes sous les Ailes du Fascisme
Imaginez les années 1930, cette décennie où l'Europe tremble sous les pas lourds des totalitarismes naissants. Les Alpes, ces cathédrales de granit et de glace, ne sont plus seulement des sanctuaires pour les âmes solitaires des grimpeurs. Elles deviennent des arènes où se joue un drame plus vaste : la reconquête symbolique d'un continent fracturé par la Grande Guerre. Parmi les défis ultimes de l'alpinisme, les "trois derniers problèmes" – les faces nord mythiques du Cervin, des Grandes Jorasses et de l'Eiger – tombent un à un entre 1931 et 1938. Et qui les conquiert ? Pas les Anglais impeccables ni les Français élégants, mais des cordées italiennes ou austro-allemandes, forgées dans le feu du nationalisme exacerbé. Était-ce une simple coïncidence géographique, ou une revanche viscérale sur les humiliations de 1918 ? Plongeons dans ces parois hantées, où la cordée se fait cordon ombilical entre l'homme et son époque.
Le Cervin : Les Italiens Plantent leur Drapeau dans la Glace Éternelle
C'est en 1931 que le premier coup de pioche retentit sur la face nord du Cervin, cette muraille de 1 000 mètres qui surplombe Zermatt comme un défi lancé à l'humanité. Les frères bavarois Toni et Franz Schmid, deux Allemands au sang chaud, pédalent depuis Munich pour s'y attaquer. En deux jours d'un effort surhumain – escalade libre, bivouacs gelés, chutes évitées de justesse –, ils touchent le sommet le 31 juillet. Mais attendez, le vrai triomphe italien viendra plus tard, en 1934, avec la voie directe qui scelle la conquête totale.
Cette année-là, une cordée transalpine emmenée par Giuseppe Grassi, Jack Couturier et Mario Trivo s'élance. Grassi, un Tyrolien germanophone de l'Alto Adige (le Sud-Tyrol annexé par l'italianisation forcée après 1918), porte en lui les stigmates de la défaite autrichienne. Leur ascension, un ballet mortel de pitons et de volonté, dure trois jours sous un soleil impitoyable. À leur arrivée, pas de champagne : juste le hurlement du vent et la certitude d'avoir gravé l'Italie dans la pierre. Mussolini, ce Duce obsédé par la "romanité" virile, y voit un symbole parfait. L'alpinisme fasciste, prôné par le régime depuis les années 1920, transforme ces grimpeurs en héros du peuple. Des affiches les montrent, muscles saillants, conquérant la montagne comme l'Empire conquiert les mers. Une revanche ? Absolument. Le Cervin, frontière italo-suisse disputée depuis des siècles, devient un étendard contre l'héritage versaillais qui avait rabaissé l'Italie à une puissance de second rang.
Les Grandes Jorasses : Les Allemands Réclament leur Part de Ciel
À peine un an plus tard, en 1935, c'est au tour des Grandes Jorasses, cette falaise française-italienne de 1 200 mètres qui dévore les âmes imprudentes. Rudolf Peters et Martin Meier, deux Allemands du Club Alpin de Munich, s'y frottent par l'éperon de Croz. Leur voie, technique et impitoyable, les confronte à des plaques verglacées et des chutes de pierres qui tuent plus sûrement que les balles. Après quatre jours de supplice – dont un bivouac suspendu à flanc de paroi, nourris de pain sec et de rêves de gloire –, ils émergent victorieux le 27 juin.
Ces deux-là ne grimpent pas pour le plaisir : ils portent l'uniforme invisible du Reich naissant. Hitler, au pouvoir depuis deux ans, a fait de la montagne un laboratoire de la "race supérieure". Les clubs alpins, naguère apolitiques, deviennent des nurseries pour les Jeunesses hitlériennes, où l'on forge des corps d'acier pour l'avenir du Führer. L'ascension des Jorasses ? Une démonstration de force aryenne, relayée par la presse nazie comme une victoire sur la "décadence" française. Et le lien avec 14-18 ? Écrasant. Versailles avait amputé l'Allemagne de ses colonies et de sa fierté ; les Alpes, terres germanophones par l'histoire (pensez au Tyrol autrichien), offrent un terrain de revanche intime. Peters et Meier ne sont pas des soldats, mais leurs pitons résonnent comme des baïonnettes enfoncées dans la chair de l'humiliation.
L'Eiger : Le Mur de la Mort, Couronné par l'Aigle Austro-Allemand
Le clou du spectacle arrive en 1938 : la face nord de l'Eiger, la "Mordwand", ce monstre suisse de 1 800 mètres qui a déjà fauché une dizaine de vies dans les années précédentes. Des chutes mortelles, des bivouacs cauchemardesques, des tempêtes qui hurlent comme des loups. Cinq équipes s'y sont cassé les dents, dont une cordée allemande emportée par une avalanche en 1936. Mais cette fois, c'est une alliance austro-allemande qui triomphe : Anderl Heckmair et Ludwig Vörg (Allemands), Heinrich Harrer et Fritz Kasparek (Autrichiens), unis dans l'Anschluss tout frais de mars 1938.
Leur odyssée, du 20 au 24 juillet, est un roman noir : grimpe artificielle à l'extrême, cordes tendues comme des nerfs, et la mort qui rôde à chaque relais. Harrer, futur auteur du best-seller Sept Ans au Tibet, racontera plus tard ces heures où la paroi semble vivante, avide de sang. À Berlin, Goebbels jubile : des films de propagande montrent ces "fils de l'Ariernum" domptant l'invincible, sous le regard approbateur du Führer. L'Eiger n'est plus une montagne ; c'est un trophée olympique pour le IIIe Reich, preuve que l'Allemagne, humiliée à Versailles, renaît de ses cendres alpines. Revanche pour 14-18 ? Plus qu'une revanche : une résurrection. L'Autriche, annexée, et l'Allemagne, revancharde, voient dans ces cimes un écho à leurs frontières perdues – le Tyrol, les Sudètes, ces terres "germaniques" arrachées par le traité maudit.
Montagne et Fascisme : Une Ascension Partagée, une Chute Inévitable
Ces conquêtes ne sont pas isolées ; elles s'inscrivent dans une vague fasciste qui balaye les Alpes. En Italie, le Club Alpino Italiano, sous l'égide mussolinienne, forme des "alpinistes du Duce" pour incarner la vitalité latine. En Allemagne et en Autriche, les Deutscher Alpenverein se nazifient, transformant les refuges en bastions de la "Kraft durch Freude" (Force par la Joie). L'alpinisme devient outil de propagande : corps nus sous le soleil, drapeaux claquant au vent, et cette idée que la montagne purifie le sang des nations blessées.
Mais derrière la gloire, l'ombre de 1918 plane. La Grande Guerre a redessiné les cartes : l'Italie s'empare du Tyrol du Sud, l'Autriche est tronquée, l'Allemagne muselée. Ces grimpeurs, souvent issus de minorités germanophones opprimées (comme Grassi dans l'Alto Adige), portent une rage sourde. Leurs ascensions ? Des actes de réappropriation symbolique, où la cordée remplace la tranchée, et le sommet, la ligne Maginot. Pas de baïonnettes, mais des mousquetons qui claquent comme des saluts romains.
Pourtant, ces triomphes alpins annoncent la tragédie. Moins d'un an après l'Eiger, la guerre éclate, et ces mêmes montagnes deviennent champs de bataille – Ridgway Line, front alpin. Harrer fuira en Himalaya, fuyant les décombres de son monde. Aujourd'hui, pour nous, passionnés de cimes, ces histoires nous rappellent que la montagne n'est jamais neutre. Elle exalte, elle unit, mais elle révèle aussi les failles de l'âme humaine. Grimpons-les avec respect : ces faces nord ne sont pas vaincues ; elles nous attendent, éternelles, pour nous murmurer les leçons d'un passé qui cogne encore au ventre de la roche.
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