Chapitre 1 : Les Ombres de Trieste
Au cœur de Trieste, cette ville battue par les vents de l'Adriatique, où l'empire austro-hongrois étouffait encore les rêves italiens comme une marée montante, naquit Emilio Comici le 21 février 1901. Leonardo Emilio, pour l'état civil, mais on l'appelait déjà "le petit ange" dans les ruelles étroites du quartier ouvrier de San Giacomo. Sa mère, une femme aux mains calleuses de lavandière, veillait sur lui comme sur un trésor fragile, lui chantant des berceuses en dialecte triestin tandis qu'il grattait les cordes d'un vieux mandoline. Son père, maçon de son état, disparaissait souvent dans les brumes du travail, laissant derrière lui l'odeur de la chaux et des promesses non tenues. La pauvreté était leur compagne quotidienne, un manteau gris qui pesait sur les épaules d'Emilio, adolescent aux yeux sombres et au sourire timide.
Les années de la Grande Guerre grondèrent comme un orage lointain. Trieste, irredenta, bouillonnait de fièvre nationaliste. Emilio, encore enfant, entendait les murmures des clubs clandestins, les récits des irredentistes qui rêvaient d'une Italie unie. La spéléologie devint son premier refuge : les grottes karstiques des environs, ces abysses sombres et secrets, l'attiraient comme un aimant. À seize ans, il rampait dans les boyaux de la terre, torche à la main, explorant les entrailles du monde avec une audace qui le faisait frissonner. "C'est là que j'ai appris la patience", confia-t-il plus tard, "dans l'obscurité totale, où un faux pas signifie l'oubli éternel." Mais au fond de lui, un appel plus haut grandissait, un appel vers le ciel, vers ces pics pâles qui se dressaient à l'horizon comme des cathédrales défiant les dieux.
Chapitre 2 : Le Premier Pas vers les Cimes
C'était en 1925, à l'âge de vingt-quatre ans, que l'ange déploya ses ailes pour la première fois. Encouragé par des amis du Club Alpin Italien de Trieste, Emilio posa le pied sur les rochers de la Val Rosandra, cette vallée rude et accessible, à deux pas de la mer. Les murs calcaires, abrupts et sans pitié, devinrent son école. Il n'était pas un prodige immédiat ; ses premiers essais étaient gauches, ses mains saignaient sur la pierre vive. Mais Emilio avait cette grâce innée, cette fluidité qui transformait l'effort en danse. "Quand mes doigts touchent la roche", écrivit-il dans un journal intime que peu liront, "une force inconnue coule dans mes veines. La fatigue s'efface, et les prises s'offrent comme des amantes complices."
Bientôt, les Dolomites l'appelèrent. Ces montagnes lunaires, avec leurs tours acérées et leurs faces nord impitoyables, étaient le théâtre d'une rivalité féroce entre Italiens et Allemands. Les grimpeurs teutons, méthodiques et outillés comme des ingénieurs, dominaient les cimes. Emilio, avec son allure de dandy – chemise blanche impeccable, foulard noué avec soin –, refusait de plier. En 1928, avec son fidèle compagnon Giordano Bruno Fabjan, il conquit la face nord du Riofreddo, une paroi de 600 mètres aux passages vertigineux. Puis, en 1929, la Via Comici-Fabjan sur les Tre Sorelle : la première voie italienne de sixième degré, un exploit qui fit trembler les puristes. Les cordes grinçaient, les pitons – ces clous diaboliques qu'il utilisait avec parcimonie – mordaient la roche. Emilio n'était pas un barbare ; il était un artiste, inventant l'échelle d'aide, les bivouacs suspendus, et surtout le concept de direttissima : la voie droite, esthétique, comme une goutte d'eau tombant du sommet, sans compromis ni détour.
Chapitre 3 : L'Aile du Fascisme et les Grandes Faces
Les années 1930 s'ouvraient comme un livre de gloire et d'ombres. L'Italie mussolinienne, avec ses chemises noires et ses parades martiales, voyait dans l'alpinisme l'école du "nouvel homme" : fort, discipliné, conquérant. Emilio, patriote jusqu'à la moelle, adhéra au Parti Fasciste National en 1921, porté par le vent irredentiste de Trieste. Il devint maire fasciste de Selva di Val Gardena en 1938, un poste qu'il occupa avec une distance élégante, plus préoccupé par les refuges que par les discours enflammés. Pourtant, sous la surface, il était anti-allemand viscéral, opposé aux persécutions raciales qui commençaient à gangrener l'Europe. "La montagne n'a pas de frontières", murmurait-il à ses élèves, "seulement des âmes."
En 1932, il s'installa au Lac Misurina, dans les Dolomites, et fonda la première école d'escalade d'Italie, sous l'égide du Club Alpin. Parmi ses disciples : Riccardo Cassin, ce géant bourru qui deviendrait une légende. Ensemble, ils défiaient les faces mythiques. La nord-ouest de la Civetta, en deux jours épuisants, fut leur triomphe en 1932 : une muraille de 1 200 mètres, où Emilio, en tête, traçait des lignes pures, refusant les aides inutiles. Puis vint 1933, l'année de l'apothéose. La face nord de la Cima Grande di Lavaredo, ce monolithe de 700 mètres que vingt expéditions avaient vainement assiégé. Emilio, avec Cassin et Andrich, y planta son étendard italien. Trois jours de combat : tempêtes de neige, mains gelées, cordes tendues comme des nerfs à vif. Au sommet, sous un ciel clair, Emilio pleura – non de fatigue, mais d'une joie cosmique. "C'est ici que l'homme touche le divin", dit-il.
Les controverses suivirent, comme des ombres sur la neige. Les puristes l'accusaient d'avoir trop usé les pitons ; les Allemands, de vol nationaliste. Emilio soloa sa voie en 1937, en trois heures et demie seulement, prouvant que la grâce l'emportait sur la force brute. Il inventa alors les grandes traversées en big wall, ces techniques qui inspireraient plus tard les Yankees du Yosemite. Mais Emilio n'était pas un conquérant froid ; il était un poète. Il publia Alpinismo Eroico, un manifeste où il décrivait l'escalade comme une "expression harmonieuse du corps et de l'esprit". Et son Décalogue du grimpeur, ce testament spirituel, prônait l'élégance : "Grimpe avec légèreté, comme un oiseau ; respecte la montagne, car elle te respectera."
Chapitre 4 : L'Amour des Femmes et les Chaînes du Cœur
Emilio était un vagabond au grand cœur, un séducteur aux yeux de velours qui laissait derrière lui un sillage de cœurs brisés. Les femmes l'adoraient : serveuses des refuges, aristocrates triestines, grimpeuses audacieuses qui osaient le suivre sur les parois. Il les courtisait avec des vers murmurés, un bouquet de edelweiss cueilli à l'aube. Pourtant, il restait fidèle à une seule : sa mère, cette "mammone" qui le couvait encore, et à la montagne, cette amante impitoyable. "Je ne peux m'attacher", avouait-il à un ami, "car les cimes m'appellent, et elles ne pardonnent pas les chaînes."
Sa vie était un tourbillon : plus de 200 premières ascensions, des voies comme la Saiha ou le Garyu qu'il traça seul, dans le silence des aubes dolomitiques. En 1940, avec Severino Casara, il conquit "Il Salame" dans le Sassolungo, une tour phallique de granit rose, symbole de sa vitalité intacte. Mais les ombres s'allongeaient. La guerre grondait à nouveau, et Emilio, à trente-neuf ans, sentait le poids des ans – ou peut-être des doutes qui le rongeaient en secret.
Chapitre 5 : La Chute de l'Ange
Octobre 1940. Une journée d'automne radieuse dans la Vallunga, près de Selva di Val Gardena. Des amis, ces compagnons de cordée, l'avaient supplié de les guider sur le Parete de Ciampac, une paroi modeste pour un homme de sa trempe. Emilio, généreux comme toujours, accepta. En tête, il assurait la cordée, son corps élancé se mouvant avec cette grâce ailée qui lui valait son surnom : l'Ange des Dolomites.
Au passage délicat, la corde – une vieille chose usée, qu'il n'avait pas vue – céda comme un fil trop tendu. Emilio bascula dans le vide, un cri étouffé par le vent. Son corps heurta les rochers, et l'ange tomba, mort sur le coup. Les autorités fascistes étouffèrent l'affaire, refusant de ternir l'image d'un héros national. Mais dans les refuges, on pleura un ami, un maître, un visionnaire.
Emilio Comici s'envola ainsi, laissant derrière lui non des trophées, mais un legs immortel : l'art de grimper comme on respire, avec harmonie et audace. Les Dolomites, ces sentinelles pâles, veillent encore sur ses voies, et dans le vent qui siffle sur la Cima Grande, on entend parfois le rire d'un ange qui danse sur la roche éternelle.

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