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L' alpinisme

 Une Odyssée entre Technique, Courage et Nature

L'alpinisme est une discipline qui transcende le sport pour devenir une quête spirituelle et physique, où l'humain se mesure à la majesté brutale des montagnes. Plus qu'une simple ascension, il combine escalade technique, progression sur glace, gestion des cordes et survie dans des environnements hostiles où avalanches, chutes de pierres et conditions extrêmes règnent en maître. L'alpinisme se divise en plusieurs formes : l'alpinisme classique (voies normales, souvent accessibles), l'alpinisme extrême (faces abruptes, solos ou hivernales) et l'himalayisme (ascensions au-delà de 8000 mètres). Ce qui unit ces pratiques, c'est une philosophie : la montagne n'est pas conquise, mais approchée avec respect, chaque pas étant un dialogue avec la mort. Cette explication retrace l'histoire de l'alpinisme, met en lumière l'exploit légendaire d'Ivano Ghirardini – en particulier son solo hivernal de la face nord des Grandes Jorasses par le Linceul en 1975 et sa trilogie des faces nord en 1977-1978 – et relativise les ascensions des 14 8000m de Reinhold Messner dans le contexte actuel.
Les Origines : De l'Âge d'Or aux Faces Nord
L'alpinisme moderne prend racine dans les Alpes au XIXe siècle, porté par l'élan romantique et l'esprit d'exploration des élites européennes. L'ascension du Mont Blanc en 1786 par Jacques Balmat et Michel-Gabriel Paccard marque un jalon, mais c'est l'Âge d'Or (1854-1865) qui forge la discipline. Edward Whymper gravit le Cervin en 1865 par l'arête de Hörnli, mais la tragédie de la descente – quatre morts sur sept – ancre l'idée que la montagne punit l'orgueil. Les clubs alpins, comme l'Alpine Club britannique (1857) ou le Club Alpin Français (1874), structurent la pratique, tandis que les guides locaux deviennent des figures héroïques.
Dans les années 1880, Albert F. Mummery révolutionne l'alpinisme avec des ascensions en style libre (sans aide artificielle) et des voies directes, comme sur le Grépon (1881). L'entre-deux-guerres marque un tournant : les faces nord des Alpes – Cervin, Grandes Jorasses, Eiger – deviennent les "derniers problèmes", des parois glaciaires et verticales où la mort rôde. Leur conquête est un feuilleton tragique : la face nord des Grandes Jorasses tombe en 1935 (Ratti-Gervasutti), le Cervin en 1932 (voie Schmidt), et l'Eiger en 1938 (Heckmair ), après des drames comme celui de Toni Kurz en 1936, dont l'agonie est immortalisée dans un film boulversant.
Ivano Ghirardini : Le Maître du Solo Hivernal
Ivano Ghirardini, né en 1945 à Montefiorino (Italie) et naturalisé français en 1972, est un guide de haute montagne provençal, dont l'approche minimaliste et audacieuse redéfinit l'alpinisme extrême. Formé dans les falaises du sud, il développe une passion pour les faces nord, où il excelle par sa rapidité et son engagement. Ses exploits culminent avec deux moments phares : son solo hivernal de la face nord des Grandes Jorasses par le Linceul en 1975 et la trilogie solo hivernale des trois grandes faces nord (Cervin, Grandes Jorasses, Eiger) en 1977-1978.
1975 : Le Solo Hivernal du Linceul (Grandes Jorasses)
En février 1975, Ghirardini s'attaque à la face nord des Grandes Jorasses par la voie du Linceul, un itinéraire de 1200 mètres de glace raide et de rocher verglacé, jusqu'au sommet, considéré comme l'un des plus exigeants des Alpes. Cette paroi, ouverte en 1968 par René Desmaison et Robert Flematti, est un cauchemar hivernal : des pentes de glace à 60-70°, des séracs menaçants et des températures plongeant à -30°C. Ghirardini grimpe en solo intégral, avec un équipement minimal – piolet, crampons, quelques coinceurs – et sans assurage fixe, chaque mouvement étant un pari sur la vie. ce solo est une épreuve de longue haleine, marquée par une endurance mentale hors norme.
La montée est déjà un exploit, mais la descente devient légendaire pour son drame. Alors qu'il redescend, une tempête d'une violence inouïe s'abat sur la montagne : vents hurlants, neige aveuglante, froid paralysant. Ghirardini est pris au piège, épuisé, à la limite de l'hypothermie. Les récits rapportent qu'il est considéré comme perdu, "laissé pour mort" par ceux qui suivent son aventure depuis la vallée. Pourtant, contre toute attente, il survit, recupere de justesse par les secours, après une lutte acharnée contre les éléments. Ce solo du Linceul, premier en hiver, établit Ghirardini comme un pionnier du solo extrême, capable de défier la mort là où d'autres auraient renoncé.
1977-1978 : La Trilogie Solo Hivernale
Trois ans plus tard, Ghirardini repousse les limites avec un exploit encore plus monumental : le premier solo hivernal des trois grandes faces nord des Alpes – Cervin, Grandes Jorasses, Eiger – en un seul hiver (1977-1978). Cette trilogie, réalisée sans assistance ni médiatisation, reste un sommet de l'alpinisme.
Cervin (décembre 1977) : Ghirardini s'attaque à la face nord du Cervin (1200 m) par la voie Schmidt (1932), un mur de granit fracturé recouvert de glace vive. Les conditions hivernales – vents à 100 km/h, -25°C – rendent chaque mètre périlleux. Sans partenaire, avec un sac léger (piolet, crampons, protections mobiles), il grimpe en 9 heures, posant des coinceurs dans des fissures gelées. Le sommet, atteint dans la solitude, marque le début de son odyssée.
Grandes Jorasses (janvier 1978) : Retournant sur la face nord des Grandes Jorasses, Ghirardini choisit l'éperon Croz (voie Gervasutti, 1934), différent du Linceul de 1975. Cette paroi de 1000 m, avec ses traversées exposées et ses séracs instables, exige une précision chirurgicale. Il grimpe dans des conditions difficiles, évitant les chutes de glace et les bourrasques, dans un style fluide qui témoigne de sa maîtrise. Ce solo, bien que moins dramatique que celui de 1975, consolide sa réputation.
Eiger (février-mars 1978) : La face nord de l'Eiger, surnommée "l'Ogre" pour ses 1800 m de rocher, glace et avalanches, est le point d'orgue. Ghirardini emprunte la voie Heckmair (1938), un itinéraire complexe avec des passages mixtes, en glace et des murs rocheux. Une tempête le coince deux jours dans un bivouac de fortune, suspendu à une broche à glace, luttant contre le froid et l'épuisement. Il atteint le sommet, achevant la trilogie en mars 1978.
Cette trilogie, réalisée dans l'ombre médiatique, incarne l'essence de l'alpinisme pur : un engagement total, sans filet, où l'alpiniste est seul face à ses choix. Ghirardini, discret et modeste, paie un prix physique (gelures chroniques) mais laisse un héritage qui inspire des figures comme Ueli Steck ou Dani Arnold.
Évolution Technique : Du Chanvre au High-Tech
L'alpinisme a toujours évolué avec la technologie. Au XIXe siècle, les cordes de chanvre et les alpenstocks dominent. Les années 1930 introduisent pitons et mousquetons, les années 1970 perfectionnent les crampons à pointes avant et les piolets courbes. Ghirardini, en 1975 et 1977-1978, utilise un matériel minimal mais innovant pour l'époque : cordes dynamiques, coinceurs mécaniques, vêtements multicouches. En solo hivernal, l'assurage est rudimentaire – quelques points mobiles et une corde pour sécuriser les passages clés – mais la vitesse et la fluidité priment. Aujourd'hui, GPS, prévisions météo satellitaires et matériaux composites (piolets en carbone) facilitent les ascensions, mais les puristes rappellent que la montagne teste avant tout l'humain, pas l'équipement.
Les cotations techniques des faces nord (VI+ pour l'Eiger, V+ pour le Linceul) s'accompagnent de risques majeurs : chutes (50% des accidents), avalanches (30%), hypothermie (20%). En hiver, la "dry tooling" (piolets sur rocher sec) et la gestion du froid redéfinissent la stratégie. Ghirardini excelle dans cet art, comme en témoigne sa survie dans la tempête du Linceul.
Les 14 8000m de Messner : Un Exploit Relativisé
L'himalayisme, né avec l'Annapurna (1950, Maurice Herzog) et l'Everest (1953, Hillary-Tenzing), atteint son apogée avec Reinhold Messner. Entre 1970 et 1986, il gravit les 14 sommets de plus de 8000 m sans oxygène, souvent en style alpin (léger, sans porteurs), culminant avec un solo sur le Cho Oyu. Cet exploit, autant physique que philosophique, prône un alpinisme éthique, loin des expéditions lourdes.
Mais en 2025, les 8000m se sont démocratisés. Les voies normales, autrefois des épopées, sont devenues des autoroutes commerciales. L'Everest voit 600 à 800 ascensions par saison (voie sud népalaise), avec cordes fixes sur 4000 m, sherpas équipant les camps et oxygène pour 80% des grimpeurs. Cho Oyu, Manaslu ou Broad Peak enregistrent des centaines d'ascensions annuelles, soutenues par des agences (coût : 30 000-60 000 €). Le taux de mortalité a chuté (de 10% à 1%), mais au prix d'embouteillages (Hillary Step), de déchets (10 tonnes sur l'Everest en 2023) et d'une perte d'esprit pionnier. Messner critique cette "montagne touristique". Comparé au solo hivernal de Ghirardini sur le Linceul – une lutte solitaire dans une tempête, sans aide ni gloire – l'himalayisme moderne des voies normales semble presque trivial, même si des ascensions techniques (K2 hivernal, 2021, Nimsdai Purja) repoussent les limites.
Philosophie et Avenir de l'Alpinisme
L'alpinisme est une méditation sur la fragilité humaine. Les récits de Jon Krakauer (Into Thin Air) ou Heinrich Harrer (The White Spider) capturent cette dualité : l'euphorie du sommet face à la tragédie. Le réchauffement climatique (recul de 30% des glaciers alpins) rend les faces nord plus instables, poussant les alpinistes vers des big walls (Trango Towers) ou des hivernaux extrêmes. L'éthique évolue : "Leave No Trace", inclusivité (grimpeuses comme Wanda Rutkiewicz) et sauvetages héliportés.
L'héritage de Ghirardini, Français d'adoption et visionnaire discret, reste vivant. Son solo du Linceul en 1975, défiant une tempête mortelle, et sa trilogie de 1977-1978 incarnent l'alpinisme à son apogée : un acte de liberté où l'on danse avec la montagne, conscient que chaque pas peut être le dernier. Face à la banalisation des 8000m, son exemple rappelle que l'essence de l'alpinisme réside dans l'engagement, pas dans le sommet.


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