Les Grandes Jorasses — janvier 1978
Roman du froid et de la volonté
La montagne était blanche jusqu’au ciel, une cathédrale de glace battue par le vent.
En ce matin du 6 janvier 1978, Ivano Ghirardini leva les yeux vers la face nord des Grandes Jorasses, cette muraille sombre et gelée que peu d’hommes avaient osé affronter en hiver. Le froid était absolu, mordant, vivant presque — un animal invisible qui guettait chaque souffle. Le vent giflait la neige contre les rochers comme une pluie d’aiguilles. Et pourtant, il souriait.
C’était le moment. La courte accalmie entre deux tempêtes. La brève fenêtre que seul un instinct d’alpiniste sait reconnaître.
Il n’avait qu’un petit feuillet dans la poche, griffonné de quelques notes — un topo esquissé à la main.
Il ne connaissait pas la voie.
Mais il connaissait le silence du vide, le chant du vent dans les carres du piolet, le murmure du froid dans les os.
Et cela suffisait.
La glace noire, dure comme le verre, refusait le fer. Chaque ancrage demandait une concentration totale, un geste pur. Il montait lentement, patiemment, comme un artisan du gel. Le bruit sec du métal sur la glace se répercutait dans la solitude glaciale.
Les heures s’effaçaient. Il n’y avait plus de jour ni de nuit, seulement la lumière livide des nuages et le battement régulier de son cœur.
Sous ses crampons, la pente se redressait vers le ciel.
Au-dessus, l'Eperon Croz, ce pilier quasi vertical de rocher et de glace, de mille cent mètres de haut, semblait défier le monde, au centre de la face nord des Grandes Jorasses. Une voie sauvage et peu fréquentée, peu équipée, depuis la première en 1935.
Le vent soufflait de l’ouest, soulevant parfois des gerbes de poudre blanche qui tourbillonnaient autour de lui comme des esprits.
Par moments, tout le massif vibrait d’un grondement lointain — le glacier qui se fissure, la montagne qui respire.
Et dans ce vacarme, il avançait, seul, minuscule, mais indomptable.
Le 7 janvier, les nuages reprirent leur lente marche.
Les bourrasques revenaient, puis s’éloignaient. Le froid atteignait des profondeurs presque irréelles.
À chaque halte, il sentait le silence du monde — ce silence total qui engloutit toute peur, toute pensée, tout souvenir.
C’est là que naît la grandeur de l’alpiniste : dans cette pureté où il n’y a plus rien d’autre que l’effort et la lumière.
Chaque mouvement devenait prière.
Chaque mètre gravi, un acte de foi.
Le 8 janvier 1978, à la fin du troisième jour, Ivano atteignit les arêtes sommitale.
Le ciel, enfin, se dégageait.
Devant lui s’étendait l’Italie, le versant sud plongé dans le soleil pâle de l’hiver.
Il posa le pied au sommet, dans un souffle de vent glacial, et resta immobile.
Pas de cri, pas de geste de victoire.
Juste cette paix étrange qui suit les grandes batailles silencieuses.
Il avait vaincu la montagne, mais surtout, il s’était rencontré lui-même.
La descente par le versant italien fut fluide, presque paisible, comme si la montagne, reconnaissante, lui ouvrait ses flancs.
En bas, le monde dormait encore sous la neige, ignorant qu’un homme venait de tracer seul une ligne dans l’histoire.
Cette ascension de l’éperon Croz, en plein cœur de l’hiver, sans assistance, sans repérage, dans un froid extrême, resta comme un exploit inouï.
C’était la deuxième étape de sa trilogie hivernale solitaire : après le Cervin gravi en neuf heures, il venait de dompter les Grandes Jorasses, l’une des faces les plus hostiles des Alpes.
Il lui restait l’Eiger, l’ultime mur du vent et du temps, pour achever ce que nul n’avait encore accompli : les trois grandes faces nord en solo, en hiver, dans la même saison.
Mais ce soir-là, dans le refuge désert, il n’y pensait pas encore.
Il regardait simplement les étoiles briller au-dessus du massif, leurs reflets tremblant dans les cristaux de givre.
Et dans le silence de la nuit alpine, il murmura pour lui seul :

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