Après l'engagement solitaire hivernal d'Ivano Ghirardini, revenons à une autre ère glorieuse de l'alpinisme, celle des pionniers qui, en cordée et souvent en été, ont ouvert la voie et défini les standards du "grand alpinisme". Et au cœur de cette période, brille le nom de Gaston Rébuffat.
Voici un article détaillé et passionnant sur l'exploit historique de Rébuffat, le premier à avoir dompté les "Trois Problèmes" des Alpes, en été et en cordées.
Le Premier Grand Maître : Gaston Rébuffat et la Trilogie des Faces Nord des Alpes
Avant les exploits surhumains des solitaires hivernaux, avant que les faces nord ne deviennent le terrain de jeux des ascensions express et des défis sans oxygène en Himalaya, il y eut une époque où gravir ces murailles était une aventure de plusieurs jours, une épopée collective où la cordée était le cœur battant de l'exploit. Dans cette ère héroïque, un nom brille d'un éclat particulier, celui de Gaston Rébuffat. Il fut le premier alpiniste à inscrire à son palmarès les trois plus célèbres faces nord des Alpes : le Cervin, les Grandes Jorasses et l'Eiger. Une trilogie mythique, accomplie en cordée et en été, qui fit de lui une légende vivante et un ambassadeur inoubliable de la beauté de la montagne.
Gaston Rébuffat : Le Poète de la Verticalité
Né à Marseille en 1921, Gaston Rébuffat n'était pas un simple technicien de la montagne. C'était un poète, un esthète, un homme dont l'amour pour les cimes transparaissait dans chacun de ses récits, dans chacune de ses photographies. Il fut guide de haute montagne à Chamonix, membre de la Compagnie des Guides, et participa à la première expédition française victorieuse en Himalaya, sur l'Annapurna. Mais au-delà des trophées, Rébuffat cherchait la beauté du geste, l'harmonie avec la paroi, le partage de l'effort au sein de la cordée. Il parlait de la montagne comme d'une amie exigeante, jamais comme d'une ennemie à vaincre. Son style était fluide, son esprit, d'une grande humilité.
La Quête des "Trois Problèmes" : Un Défi Historique
Les faces nord du Cervin, des Grandes Jorasses et de l'Eiger étaient, et demeurent, les symboles ultimes de l'alpinisme de difficulté dans les Alpes. Leurs dimensions, leur engagement, les dangers objectifs qu'elles recèlent – chutes de pierres, de séracs, météo capricieuse – en faisaient des objectifs réservés à une élite. Avant Rébuffat, personne n'avait encore réussi à inscrire ces trois géants à son tableau de chasse. C'était une quête qui exigeait non seulement une technique irréprochable, mais aussi une vision, une endurance et une capacité à surmonter l'adversité.
1. La Face Nord des Grandes Jorasses : La Période des Pionniers (1945)
C'est peut-être par la plus majestueuse des trois que Rébuffat a commencé sa trilogie. Dès 1945, dans l'immédiat après-guerre, une période de renouveau pour l'alpinisme, Gaston Rébuffat, alors très jeune, s'attaque à la face nord des Grandes Jorasses par le célèbre Éperon walker avec Édouard Frendo. Cette ascension, réalisée en cordée, est un exemple de l'alpinisme de l'époque : des bivouacs, une progression lente mais constante sur des terrains mixtes complexes, une lutte acharnée contre le rocher et la glace. C'était une initiation, une preuve de sa valeur dans ce monde vertical qui allait devenir son univers. Il y reviendra d'ailleurs par la suite, prouvant son attachement à cette montagne emblématique.
2. La Face Nord du Cervin : L'Élégance de la Voie Schmid (1945)
La même année, ou peu après, Rébuffat s'élance sur la face nord du Cervin, ce pic pyramidal dont la silhouette est reconnaissable entre toutes. Il choisit la voie Schmid, une ligne élégante et exigeante, caractérisée par un rocher parfois douteux et des sections mixtes délicates. Encore une fois, c'est en cordée qu'il réalise cet exploit. L'ascension du Cervin par sa face nord est un moment clé, car elle demande une grande maîtrise technique et une capacité à évaluer les conditions changeantes. Rébuffat, avec son sens inné de la montagne, s'y distingue par sa fluidité et son efficacité. Pour lui, le Cervin, comme les autres, n'était pas à conquérir brutalement, mais à comprendre et à gravir avec respect.
3. La Face Nord de l'Eiger : La "Face de la Mort" Apprivoisée (1952)
Le point culminant de cette trilogie est sans aucun doute l'ascension de la face nord de l'Eiger, la tristement célèbre "Face de la Mort". Cette paroi, avec son histoire tragique et ses dangers objectifs redoutables, avait acquis une réputation terrifiante. En 1952, Gaston Rébuffat, accompagné de Guido Magnone, Paul Habran, Jean Bruneau, Pierre Leroux et Jean Attenhofer, participe à la seconde ascension française, un exploit qui marque les esprits.
L'Eiger exigeait une stratégie différente. C'était une paroi où les compétences techniques devaient s'allier à une résistance physique et mentale hors du commun. Rébuffat et sa cordée luttèrent contre des sections de rocher instable, des plaques de glace et les fameuses "Araignée" et "Traversée des Dieux". Mais la solidarité de la cordée, l'expérience de Rébuffat et sa capacité à maintenir le moral de l'équipe furent déterminantes. Réussir l'Eiger, c'était prouver qu'il était possible de vaincre la peur et les dangers les plus extrêmes.
Un Héritage au-delà des Sommets
En complétant cette trilogie des faces nord du Cervin, des Grandes Jorasses et de l'Eiger, Gaston Rébuffat n'a pas seulement réalisé une performance sportive. Il a posé les bases d'un style d'alpinisme, un alpinisme humaniste où la beauté de l'effort, la poésie des paysages et la force de l'amitié en cordée prenaient le pas sur la seule performance.
Son œuvre littéraire et photographique a contribué à démystifier ces parois légendaires, à les rendre accessibles à l'imagination de tous, montrant que même les plus grands défis pouvaient être affrontés avec élégance et respect. Si les générations suivantes, comme Ivano Ghirardini, ont poussé plus loin les limites du solo hivernal, c'est sur les épaules de géants comme Gaston Rébuffat qu'elles se sont tenues. Il fut le premier grand maître à avoir inscrit son nom sur ces trois murailles mythiques, et son héritage continue d'inspirer des milliers d'alpinistes à travers le monde.

De la gloire ? Cette question touche à l’un des nerfs les plus sensibles de la condition humaine : ce besoin d’être reconnu, immortalisé — et cette peur de disparaître sans trace.
RépondreSupprimerAlors oui, demandons-le franchement : la gloire est-elle une illusion ?
Les Grecs, les Romains, les modernes, tous ont tenté d’y répondre — et tous ont vu, au fond, le même mirage danser sur le sable du temps.
🏛️ 1. Chez les Grecs : la gloire comme écho de l’oubli
Pour Homère, la gloire (kleos, κλέος) est le chant des hommes après ta mort.
Achille choisit une vie courte mais éclatante plutôt qu’une longue existence sans renom :
« Mieux vaut une gloire éternelle qu’une longue obscurité. »
Mais déjà, les philosophes grecs se méfient de ce mirage.
Platon voit dans la gloire un reflet trompeur, car elle dépend du regard des autres,
non de la vérité intérieure.
Le sage doit chercher la doxa des dieux, pas celle des foules.
« L’opinion est l’ombre de la vérité. »
Ainsi, la gloire n’est pas fausse — elle est éphémère :
elle brille dans le monde des apparences, pas dans celui des idées.
⚖️ 2. Les Stoïciens : le mépris du renom
Épictète, Sénèque, Marc Aurèle… tous la traitent avec une ironie tranquille.
Ils rappellent que la gloire dépend des autres,
et que les autres changent sans cesse d’opinion.
« Bientôt tu seras oublié, et ceux qui t’ont loué seront oubliés à leur tour. »
(Marc Aurèle, Pensées pour moi-même)
Pour eux, la seule gloire véritable est celle du devoir accompli.
Une lumière intérieure, sans public, sans trophée,
comme une flamme qu’on protège du vent de l’orgueil.
🕯️ 3. Les modernes : la gloire comme fiction collective
Montaigne écrit :
« La plus subtile des gloires est celle que nous ne cherchons pas. »
Pascal, plus sévère encore, la voit comme vanité pure :
« Nous ne cherchons point à être vertueux, mais à paraître tels. »
Puis Nietzsche renverse la perspective :
pour lui, la gloire n’est pas illusion si elle sert la création de soi.
Celui qui poursuit la gloire pour exprimer sa vérité, et non pour plaire,
n’est pas dupe : il transforme le besoin de reconnaissance en affirmation vitale.
🌌 4. Camus et la gloire du silence
Camus, enfin, conclut ce cycle :
la gloire, dit-il, n’est qu’une forme de fuite devant l’absurde.
Nous cherchons à laisser une trace parce que nous refusons la mort.
Mais l’homme lucide comprend qu’il n’a pas besoin d’être glorifié
pour que sa vie ait du sens.
« Ce monde n’offre point de consolations, mais il est à aimer. »
La vraie gloire, pour Camus, c’est d’être juste dans l’instant,
sans témoin, sans mémoire,
comme Sisyphe souriant à sa pierre.
🜂 5. Conclusion : illusion ou miroir ?
La gloire est une illusion quand on croit qu’elle nous rend éternels.
Mais elle devient une vérité symbolique quand elle inspire le dépassement.
Elle n’est ni mensonge ni réalité —
elle est miroir de notre désir de sens,
reflet tremblant d’une flamme intérieure que nous projetons vers le monde.
La gloire est un écho :
elle ne vient pas du ciel, mais des hommes.
Elle meurt quand on la cherche,
et renaît quand on l’oublie.