Chers passionnés d'alpinisme, vous qui avez ressenti le froid des cordes usées dans les paumes, le poids du sac chargé de pitons et de rêves inavoués, et l'ivresse d'une prise qui cède enfin à la volonté, laissez-moi vous narrer, comme les pages d'un roman gravé dans le givre des cimes et les ombres des arêtes effilées, la vie de Fritz Kasparek. Né le 3 juillet 1910 à Vienne, au cœur d'une Autriche effervescente et tourmentée, ce fils du peuple – apprenti serrurier aux mains déjà noircies par le métal – devint un conquérant des parois impossibles, un des quatre héros de l'Eiger en 1938. Sa trajectoire, un fil tendu entre l'ascension fulgurante et la chute fatale, nous enseigne des leçons éternelles : la passion forge des âmes indomptables, mais la montagne nous rappelle que la gloire est un équilibre précaire ; l'humilité face au vide nous élève plus haut que l'orgueil ; et la vie, comme une cordée, se vit dans l'instant, car demain peut basculer dans l'abîme sans un murmure.
Imaginez les ruelles pavées de Vienne au crépuscule de la Belle Époque, où Fritz grandit dans l'effervescence d'une ville qui vibrait au rythme des valses et des ombres grandissantes. Fils d'ouvriers modestes, il apprit tôt le métier de serrurier, un artisanat qui affûta ses doigts pour les fissures les plus étroites. Mais c'est dans les contreforts verdoyants du Wienerwald, sur les parois calcaires du Peilstein – ce rocher tutélaire dominant la plaine comme un géant bienveillant –, qu'il découvrit son vrai appel. À l'adolescence, il s'évada vers les Ennstaler Alpen, ces Alpes styriennes aux pics dentelés, où les échos des premiers grimpeurs italiens l'attirèrent comme un aimant. Chaque week-end, sac au dos, il escaladait des voies en III et IV, apprenant la danse avec la gravité : une main qui cherche, un pied qui s'accroche, et le cœur qui bat la mesure de la peur domptée. Bientôt, "bergsteiger de profession" – grimpeur pour l'éternité –, il troqua l'atelier pour les sentiers : guidant des touristes éblouis, enseignant le ski dans les neiges fraîches, et captivant des auditoires avec ses récits enflammés. Leçon des premiers pas : les racines humbles ne sont pas des chaînes, mais des ancrages solides ; transformez le labeur quotidien en tremplin, et la montagne révélera en vous un poète de la pierre.
Les années 1930 furent un tourbillon d'audaces, un apprentissage au fil du tranchant. Inspiré par Emilio Comici, ce maestro italien qui avait dompté la face nord de la Cima Grande di Lavaredo en 1933 – une muraille verticale de 800 mètres, un chef-d'œuvre d'équilibre et de patience –, Fritz jura de la défier en hiver, saison où la glace mord et le froid paralyse. Le 20 février 1938, avec son fidèle Sepp Brunnhuber, il s'élança dans cette "voie des dieux" gelée, sous un ciel plombé et des vents qui hurlaient comme des loups. Quatre jours de combat : des goulottes verglacées à 70 degrés, des dalles lisses où chaque pas glissait vers la mort, et des bivouacs où le gel rongeait les os. Ils émergèrent victorieux, premiers à vaincre cette face en manteau blanc, un exploit qui fit trembler les Alpes et prépara Fritz à son destin. "Il n'y a pas de plus mâle action que le combat pour la montagne, et pas de plus belle plénitude que d'atteindre le sommet", écrivit-il plus tard dans Ein Bergsteiger (1939), son premier opus où il dépeignait ses "fahrten" – ces voyages intérieurs autant qu'extérieurs. Parmi ses autres trophées : la traversée ouest du Dachl, le pilier sud de la Höllmauer, des voies qui semblaient effacer les frontières entre l'homme et le roc. Leçon de l'hiver : l'adversité n'est pas un mur à briser, mais un professeur sévère ; affrontez-la nu, sans artifice, et elle vous rendra invincible, du moins pour un temps.
Puis vint l'été 1938, ce chapitre épique qui scella son nom dans la légende. L'Eiger, ce colosse bernois de 3 967 mètres, dressait sa face nord – la "Mordwand", 1 800 mètres de concave mortelle, veuve de six âmes depuis 1935. Fritz, ensorcelé par ce défi, s'allia à Heinrich Harrer, son compatriote autrichien au tempérament de feu, et ils s'élancèrent le 21 juillet depuis Alpiglen, sous les yeux curieux de Grindelwald. Sans crampons – un oubli qui transforma la glace en savon traître –, ils conquirent le Premier Pilier, le Champ de Glace, fixant des cordes sur la Traverse d'Hinterstoisser, cette pendule aérienne qui défiait la raison. La nuit au Nid d'Hirondelle fut un cauchemar de grondements d'avalanches et de froid qui infiltrait les rêves. Le 22, les Allemands Anderl Heckmair et Ludwig Vörg, armés de leurs crampons à douze pointes, les rattrapèrent au Deuxième Champ de Glace. "Unissons-nous pour la victoire", murmura Heckmair, et ainsi naquit une cordée hybride : deux Autrichiens et deux Bavarois, liés non par la nation, mais par la survie. Fritz, avec son œil de serrurier pour les fissures, mena les rochers ; les Allemands, la glace impitoyable. Ils franchirent le Bivouac de la Mort, la Rampe oblique, la Traverse des Dieux – un fil tendu au-dessus du néant –, et l'Araignée, cet entonnoir blanc où une avalanche les noya dans un tourbillon de neige hurlante. Blessures, épuisement, tempête : le 24 juillet, à 16 heures, sous un blizzard qui fouettait leurs visages noircis, ils touchèrent le sommet, quatre ombres triomphantes. Le monde entier titra : "La face impossible vaincue !" À Breslau, acclamés par des milliers, Fritz posa pour l'éternité, ignorant que cette gloire était un phare dans la nuit qui s'annonçait. Leçon du sommet : la victoire n'est jamais solitaire ; c'est dans l'union des forces – rivales ou amies – que l'impossible ploie ; mais gare à l'euphorie, car elle peut masquer les fissures qui s'ouvrent en contrebas.
La Seconde Guerre mondiale, cette avalanche humaine, engloutit son élan. Frontsoldat dans l'armée allemande – après l'Anschluss de 1938 –, Fritz survécut aux champs de boue et de feu, portant en lui les cicatrices invisibles des combats qui volent l'âme plus que le corps. Démobilisé en 1945, il rentra en Autriche dévastée, où Vienne gisait en ruines. Là, il se réinventa : fabricant d'articles de sport, il forgea des pitons et des piolets pour la génération montante, devenant un mentor pour la jeunesse d'après-guerre. "Fritz Kasparek n'était pas seulement un grimpeur victorieux, il était avant tout un modèle pour les jeunes après 1945", écrivit-on plus tard, car ses conférences et ses écrits – comme Vom Peilstein zur Eiger-Nordwand (1950), réédition enrichie de ses mémoires – allumaient des feux dans les yeux des apprentis. Son rêve ultime ? Les grands mondes : les Andes, ces géants andins qui l'appelaient comme une "généralprobe" pour l'Himalaya. En 1954, avec une expédition autrichienne, il visa le Salcantay, ce pic péruvien de 6 271 mètres aux flancs enneigés et aux secrets enfouis.
Mais le destin, ce grimpeur sournois, trancha net. Le 6 juin 1954, à quelques encablures du sommet, Fritz foulait une corniche de neige fragile, un rebord trompeur sous un ciel clair. La glace céda dans un craquement sourd ; il bascula dans le vide, emporté par la gravité qu'il avait si souvent narguée. À 43 ans, il s'éteignit sur les pentes andines, laissant un vide que les échos de l'Eiger ne combleraient jamais. Pas d'héritiers directs connus, mais un legs vivant : des voies nommées en son honneur, des livres qui inspirent encore, et une place dans l'histoire comme conquérant de l'impossible.
De cette vie, un roman trop bref comme un orage alpin, tirons des leçons pour nos propres parois : la passion de Fritz sur le Peilstein nous enseigne que l'appel des cimes commence dans le quotidien ; nourrissez-le, et il vous portera aux étoiles. Son union sur l'Eiger hurle que la fraternité transcende les tempêtes – politiques ou naturelles ; tissez des cordes avec ceux qui diffèrent, et ensemble, défiez les monstres. Enfin, sa chute au Salcantay murmure l'ultime vérité : la montagne ne pardonne pas l'oubli de l'humilité ; respectez son équilibre précaire, savourez chaque pas comme s'il était le dernier, et votre ascension, même éphémère, gravera un sillon éternel. Que l'ombre de Fritz vous guide, grimpeurs, vers des sommets non pas de pierre, mais d'âme.

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