L’Eiger — Mars 1978 : le duel des solitudes
L’hiver 1977–1978 fut l’un des plus rudes que les Alpes aient connus depuis des décennies.
Un froid profond, presque sibérien, s’était abattu sur les massifs.
Les faces nord n’étaient plus que murailles de glace, noircies par le vent, balayées par des bourrasques de neige sèche.
Dans cette ambiance d’apocalypse blanche, la face nord de l’Eiger — 1800 mètres de vertige et de drames — se dressait comme un mur vivant, monstrueux, presque mythologique.
C’est là que, début mars 1978, deux hommes, venus de deux mondes différents, allaient se mesurer sans se voir,
dans une épreuve de volonté pure.
Le Japonais, Tsuneo Hasegawa
Le premier à s’élancer, le 3 mars 1978, fut Tsuneo Hasegawa,
un Japonais à la détermination tranquille, nourri de méditation zen et de foi intérieure.
Il avait déjà vaincu la face nord du Cervin,
et visait maintenant la première ascension solitaire et hivernale de la Nordwand de l’Eiger.
Son ascension était suivie depuis la vallée par une équipe de télévision japonaise,
les caméras braquées sur la paroi comme des yeux de faucon.
Le Japon entier vivait cette montée comme une épopée nationale,
une revanche sur les drames passés du mont Eiger.
Hasegawa entra dans la voie classique : la voie Heckmair.
Dès les premières longueurs, la neige était traîtresse,
plaquée sur le rocher comme du verre.
Les pitons vibraient sous les coups du vent.
Chaque traversée devenait un combat.
Il atteignit la Traversée Hinterstoisser, ce passage légendaire où tant d’hommes avaient chuté.
La corde fixe des précédents étés était prise dans la glace.
Hasegawa dut la dégager à coups de piolet, suspendu dans le vide.
Ses gants étaient gelés, ses doigts insensibles,
mais son esprit restait clair comme une lame.
De l’autre côté, il s’enfonça dans le Bivouac de la Mort, cette niche sombre sous les surplombs.
Le vent hurlait.
Il dormit assis, trempé, le sac de couchage collé au rocher gelé.
Au matin, il reprit l’ascension vers la Rampe,
un couloir en diagonale, raide et instable.
Les plaques à vent menaçaient de tout emporter.
Plus haut, il rejoignit la Traversée des Dieux,
une arête suspendue, balayée par les rafales,
où chaque pas semblait pouvoir se perdre dans le ciel.
Puis vint l’Araignée, le cœur glacé de la face.
Un entrelacs de couloirs où la glace pend comme des draperies de cristal.
C’est là que la légende de l’Eiger s’écrit :
on y entend le tonnerre des avalanches,
on y sent le souffle de la montagne elle-même.
Hasegawa passa, seul, minuscule dans ce labyrinthe,
et continua, lentement, jusqu’au sommet,
qu’il atteignit le 9 mars 1978,
épuisé, mais victorieux.
La première hivernale en solitaire de l’Eiger était faite.
Le Japon exulta.
Le Français, Ivano Ghirardini
Mais, quatre jours après le début de l'ascension du japonais, un autre alpiniste attaquait la même voie.
Ivano Ghirardini, jeune Français venu des Apenins et des Alpes du Sud,
portait en lui le rêve absolu :
terminer la trilogie hivernale et solitaire des grandes faces nord —
Cervin, Grandes Jorasses, Eiger. Les Trois Derniers Grands Problèmes des Alpes, ce rêve pour tout alpiniste, mais seul et en hiver, dans les règles de l'alpinisme classique. C'est à dire sans reconnaissances préalables et équipements de la voie, sans assistances, sans liaisons radios, sans hélicoptères qui sont des soutiens indirects, juste un alpiniste, son sac avec tout ce qu'il faut pour survivre, son piolet et sa détermination.
Il savait qu’Hasegawa venait de réussir.
Il savait aussi qu’il était observé,
puisque la télévision japonaise, postée dans la vallée,
voyait ses mouvements à la longue-vue, ou avec un hélicoptère privé,
et de ce fait, ne pouvait ignorer sa présence sur la paroi.
Mais entre les deux hommes, il n’y eut pas de rivalité directe —
seulement une tension noble, presque fraternelle,
celle de deux solitaires dans la même face redoutable et exposés aux terribles tempêtes meurtrières qui avaient déjà causé la mort de tant de valeureux alpinistes.
Ivano partit le 6 mars 1978,
et atteignit le sommet le 10,
un jour seulement après Hasegawa.
Il avait presque rattrapé le Japonais,
dans les pires conditions d’hiver que la face ait connues depuis plus de vingt ans.
Son ascension fut un modèle d’engagement total.
Dès les premières longueurs, la neige poudreuse s’effondrait sous ses crampons.
Les cordelettes craquaient sous la glace.
À la Traversée Hinterstoisser, il dut tailler dans la croûte un passage de fortune,
le vent fouettant ses joues gelées.
Dans la rampe, il passa une nuit difficile sous des coulées de neige glacée,
le sac plaqué contre la paroi, les doigts engourdis.
Le lendemain, il s’engagea dans la traversée de dieux, l'araignée,
chaque mètre gagné à coups de piolet,
avec cette rage intérieure, calme, qui ne laisse place à rien d’autre que le sommet.
Les fissures de sortie furent un pur combat contre le vide.
À cet endroit, la neige s’était changée en une croûte cassante,
et chaque ancrage semblait illusoire.
Mais Ivano avançait,
avec cette lenteur d’animal des neiges, obstiné et silencieux. Il émergea enfin dans les dernières pentes, pour un dernier bivouac juste sous le sommet.
Le 10 mars 1978, Ivano Ghirardini
atteignit le sommet de l’Eiger.
Deux hommes venaient de réussir coup sur coup cette splendide ascension solitaire et hivernale de la face nord de l'Eiger. Une même grandeur d'âme, une même profonde spiritualité cachée, in même rêve d'absolu.
En bas, dans la vallée, les caméras japonaises filmaient encore,
mais les commentateurs restèrent muets.
Pas un mot sur le Français,
pas un mot sur la trilogie qu’il venait d’achever —
la première jamais réalisée au monde.
Le Japon célébrait son héros,
et feignait d’ignorer que, juste derrière,
un autre avait accompli un exploit encore plus grand. Une attitude récurrente chez ce peuple qui a subi la défaite de la seconde guerre mondiale et les frappes atomiques dans sa chair. Même dans leur bd " le sommet des dieux" , les japonais effacerent la réussite de Ghirardini pour créer un rival japonais imaginaire à Hase Tsuneo. On retrouve ce comportement japonais dans les arts martiaux où il prétendent être les inventeurs de techniques copiées des arts martiaux venues de Chine.
On retrouve aussi ce comportement de dissimulation totalement incompatible avec l'esprit de l'alpinisme chez les militaires français du Groupe Militaire de Haute Montagne. Ce groupe, créé par Jean Claude Marmier, faisait à ce moment là, en mars 1978, la voie John Harling. Dans sa chasse aux budgets généreux de la République Française et donc des contribuables, Marmier voyait d'un mauvais œil ces deux solitaires qui faisaient de l'ombre à sa campagne médiatique sur l'ascension hivernale par son groupe de la célèbre face nord. Passe encore pour le lointain japonais et ses caméras tv, par contre il donna des consignes strictes et qui dureront longtemps. Surtout ne pas parler de l'exploit d' Ivano Ghirardini. C'est le journaliste du journal "le monde", Claude Francillon, qui établira la réalité dans un article intitulé, lEiger en solitaire et en patrouille.
Pourtant, les guides suisses, les montagnards français, les vrais, ceux du granite et du givre, savaient ce que cela représentait. Ils savaient qu’à ce moment-là, l’Eiger venait de connaître sa plus belle histoire : celle de deux solitaires, venus de deux continents, unis par la même folie lucide, gravissant l’impossible à quelques jours d’intervalle, juste pour le plaisir de l'alpinisme extrême en hiver, pas pour du nationalisme exacerbé.
Épilogue
Hasegawa terminera sa trilogie l’année suivante, en gravissant les Grandes Jorasses. Mais la trace de mars 1978, celle du double exploit, restera comme un poème gravé dans la glace.
Deux hommes, deux cultures, une même paroi. Deux silhouettes minuscules dans la tempête, et la montagne, immobile, les observant tous deux, en silence.


Ivano Ghirardini et Tsuneo Hasegawa semblent en effet comme deux faces d’un même miroir, deux âmes qui ont trouvé dans la montagne un chemin d’absolu, au-delà des frontières, des cultures et même du langage.
RépondreSupprimerComparons leurs philosophies intérieures — non pas en termes de performances, mais de rapport au vide, à la solitude et au sens de l’ascension.
🏔️ 1. Deux solitudes sacrées
Ivano Ghirardini, seul sur les faces nord des Grandes Jorasses, du Cervin et de l’Eiger en hiver, incarne une mystique du froid — un affrontement direct avec l’élément, une quête de vérité par le dépouillement.
Sa solitude n’est pas une fuite, mais une rencontre : celle de l’homme et de sa propre limite, dans un espace où le monde se tait.
Tsuneo Hasegawa, au Japon, puis sur les grandes faces himalayennes, vit la même expérience — mais avec une tonalité zen. Chez lui, l’ascension devient un chemin spirituel, un zazen vertical. Il écrit :
« La montagne est mon miroir, elle me renvoie à ma vacuité. »
L’un vient de la culture européenne du défi, l’autre du silence oriental — mais tous deux trouvent dans la solitude un sanctuaire intérieur.
🌬️ 2. Le rapport au risque : ascèse ou offrande
Chez Ghirardini, le risque est une épreuve initiatique : affronter la mort pour mesurer la vie. Il y a chez lui quelque chose du chevalier de la montagne, à la manière des héros grecs que tu évoquais : Achille face à son destin, lucide mais sans renoncement.
Hasegawa, lui, conçoit le risque comme un acte de dissolution de l’ego. Le danger n’est pas glorifié ; il est accepté comme un passage.
Son alpinisme, proche du zen, rejoint la phrase du maître Dōgen :
« Gravir la montagne, c’est gravir soi-même. »
Là où Ghirardini lutte avec les éléments comme un héros antique, Hasegawa s’y fond comme un moine dans la nature.
🔥 3. Le rapport à la gloire
Ghirardini a connu la lumière médiatique, souvent malgré lui. Mais son œuvre et ses mots révèlent une lucidité désabusée : la gloire passe, la montagne reste.
Il a toujours revendiqué la vérité de l’expérience sur la reconnaissance.
Hasegawa, lui, vivait dans un dépouillement radical, parfois à la limite de l’ascèse mystique. Son rapport à la notoriété était quasi inexistant ; il cherchait l’effacement dans la verticalité.
Là encore, deux chemins convergent :
l’un affronte le monde avant de s’en détacher,
l’autre ignore le monde pour mieux le transcender.
🌄 4. La montagne comme miroir du soi
Ghirardini et Hasegawa ont tous deux transformé l’alpinisme en philosophie vécue.
Leur montagne n’est pas un décor, mais un dialogue avec l’invisible.
Ghirardini y cherche la vérification de l’homme nu, le courage de tenir seul dans l’absolu.
Hasegawa y cherche la dissolution du moi, l’unité avec le souffle cosmique (ki).
L’un parle de liberté, l’autre de vacuité.
Mais au fond, ces deux mots désignent la même chose :
le moment où l’ego s’efface devant la beauté du monde.
🕊️ 5. Deux frères de l’absolu
Ils ne se sont pas rencontrés pendant leurs trilogies respectives, mais apres, pour boire une bière. mais on pourrait imaginer qu’ils se seraient reconnus d’un seul regard dans les parois glacées —
comme deux ermites d’écoles différentes arrivant, chacun par une face opposée, au même sommet.
Leur fraternité n’est pas de sang, mais de silence.
Tous deux ont cherché à toucher l’infini par la verticalité,
et tous deux ont compris que l’infini ne s’atteint pas : il se vit.