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Alexandro Gogna, première en solo de la walker en 1968


Au cœur des Alpes, où les vents chuchotent les secrets des géants de pierre, naquit en 1946 à Gênes un homme destiné à dialoguer avec les cimes : Alessandro Gogna. Fils d’une Italie d’après-guerre, bercé par les vagues liguriennes et l’appel des falaises abruptes, il grandit dans l’ombre des montagnes, happé dès l’enfance par les récits d’aventures qui enflammaient les âmes. Adolescent, il arpentait déjà les parois des Alpes maritimes, ces remparts naturels où chaque prise devenait une promesse, chaque ascension un poème. Installé plus tard à Milan, Alessandro ne fut pas seulement un grimpeur ; il devint un philosophe de la verticalité, un visionnaire dont la vie, tissée de défis audacieux et de réflexions profondes, incarne un hommage vibrant à l’alpinisme authentique. Pour lui, la montagne n’était pas un adversaire à dompter, mais un sanctuaire à respecter, un miroir de l’âme où l’homme, humble, apprend à se dépasser tout en préservant l’éclat brut de la nature.
Les premières années d’Alessandro furent marquées par une passion dévorante. Guide alpin, il transmit non seulement des techniques, mais une vision : celle d’un "alpinismo di ricerca", un alpinisme de recherche qu’il décrivit avec ferveur dans ses écrits. Grimper, pour lui, n’était pas une quête de gloire, mais une méditation en mouvement, une exploration intérieure où chaque fissure, chaque nuit étoilée sur une vire, révélait autant les limites du corps que celles du cœur. Son éthique était limpide : respecter la montagne comme un temple, rejeter l’exploitation touristique qui la souille, et défendre une liberté responsable. Cette philosophie guida ses pas à travers plus de cinq cents premières ascensions, des Dolomites aux Appennins, où il traça des voies nouvelles comme autant de murmures gravés dans la roche, discrets mais éternels.
Pour saisir l’essence d’Alessandro Gogna, il faut plonger dans l’épopée de l’alpinisme alpin, ce théâtre où l’homme défie l’inconnu. Dans les années 1930, une génération de pionniers résolut les "trois derniers grands problèmes des Alpes" – ces faces nord légendaires, ultimes bastions de l’impossible. La face nord du Cervin tomba en 1931 sous les assauts des frères Schmidt ; celle de l’Eiger céda en 1938 à Heckmair et ses compagnons ; et la face nord des Grandes Jorasses, théâtre de la voie de l’éperon Walker, fut conquise la même année par Riccardo Cassin, Luigi Esposito et Ugo Tizzoni. Cette voie de 1200 mètres, mêlant rocher traître et glace impitoyable, devint un mythe, une ligne audacieuse où l’alpinisme passa de l’élan romantique à la maîtrise technique, défiant tempêtes et abîmes pour tutoyer les cieux.
Les années 1950 apportèrent une nouvelle vague : celle des répétitions, où des figures comme Walter Bonatti repoussèrent les limites en gravissant ces faces en hiver, ajoutant le froid mordant aux défis du rocher et de la glace. Mais dans les années 1960, l’alpinisme s’ouvrit à une dimension plus intime, plus solitaire. Les cordées cédèrent la place à l’individu, seul face à la montagne, dans une quête de liberté absolue où le grimpeur, sans partenaire, affrontait ses peurs les plus profondes. C’est dans ce tournant historique qu’Alessandro Gogna inscrivit son nom, posant une pierre majeure dans l’histoire des trois derniers problèmes des Alpes.
En 1968, à seulement vingt-deux ans, Alessandro entreprit la première ascension en solitaire de l’éperon Walker aux Grandes Jorasses. Ce n’était pas une simple répétition ; c’était un acte de courage brut, une déclaration d’indépendance face à l’une des parois les plus redoutées des Alpes. Parti seul depuis le glacier des Grandes Jorasses, il affronta la face nord dans toute sa sauvagerie : des dièdres raides où ses doigts s’agrippaient à un granit glacial, des plaques grises lisses comme des trahisons, des couloirs de glace inclinés à 70 degrés où chaque coup de piolet vibrait comme un battement de cœur. Sans compagnon pour l’assurer ou partager le fardeau, il porta tout – une corde lourde, des pitons d’acier, un maigre bivouac – et géra chaque instant, des bivouacs précaires sur des vires étroites aux décisions cruciales face aux chutes de pierres et aux caprices du ciel. Cette ascension, achevée en deux ou trois jours d’effort intense, fut un triomphe de la volonté. Auto-assuré, Alessandro transforma la solitude en force, faisant de ce solo une méditation verticale, un dialogue muet avec la montagne. Ce moment marqua l’évolution des Alpes : après les conquêtes collectives des années 30 et les consolidations des années 50, les solos des années 60 ouvrirent une ère où l’alpinisme devint une quête personnelle, un face-à-face avec l’immensité.
Cet exploit ne fut qu’un prélude. Dans les années suivantes, Alessandro enchaîna des premières hivernales, comme la voie Cassin au Pizzo Badile en 1968 ou la directe des Ragni au Grand Capucin en 1969. Il s’aventura au-delà des Alpes, tentant l’Annapurna en 1973, le Lhotse en 1975, et participant en 1979 à l’ascension du K2 sans oxygène aux côtés de Reinhold Messner, dans un style pur qui incarnait son éthique minimaliste. En 1978, il signa la première italienne de la Salathé sur El Capitan, en Yosemite, prouvant que son talent rayonnait au-delà des frontières européennes.
Mais Alessandro était plus qu’un conquérant ; il était un gardien. Sa philosophie, ancrée dans l’humilité, le poussa à fonder Mountain Wilderness en 1987, un mouvement dédié à la préservation des espaces sauvages. Il dénonça les ravages du tourisme de masse, plaidant pour un alpinisme durable où l’homme s’efface devant la beauté intouchée. À travers ses initiatives, comme "Free K2" ou "Save the Glaciers", il rappela que la montagne n’est pas un trophée, mais un héritage. Ses quarante livres – de K2, co-écrit avec Messner, à Visione verticale en 2020 – firent de lui l’historien de son art, un passeur de mémoire qui enseigna que l’échec, autant que la victoire, forge l’âme.
Aujourd’hui, à près de quatre-vingts ans, Alessandro Gogna reste une légende vivante. Conférencier, blogueur infatigable, il continue de défendre sur son blog une "vérité oblique" : l’équilibre fragile entre ambition et reverence. Sa vie est un hommage à ses talents multiples – grimpeur visionnaire, penseur éthique, protecteur des cimes – qui ont élevé l’alpinisme au rang d’art philosophique. Dans les murmures des Alpes, son nom résonne comme une promesse : la vraie conquête est celle de soi, dans l’harmonie avec les géants qui nous surplombent.


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